Home

Critiques

Olivier Ker-Ourio

Greg Szlapczynski - La Part du Diable

Inutile de vous dire que cette chronique aurait du être écrite il y a un bon moment : "La Part du Diable" est sorti début 2002. Mais finalement, je ne regrette pas d’avoir mis si longtemps à la produire. "La Part du Diable" est un album atypique sur la scène harmonicale, et certainement en dehors de mon
champ habituel d’investigation musicale. Du coup, mon appréciation de cet album a clairement évolué au fil des écoutes et je ne suis pas sûr que ma réaction à chaud aurait été la même qu’aujourd’hui.

Greg Szlapczynski a acquis une petite notoriété dans le monde de l’harmonica en reprenant la direction du cours parisien monté par Jean-Jacques Milteau il y a quelques années. Pour ceux qui ne le connaîtraient pas néanmoins, Greg est un jeune joueur de diatonique au son percutant et précis, et aux
aspirations musicales vastes. Son premier album "Ternaire Madness" flirtait avec le blues, le jazz et la country tout en restant dans les limites de l’acceptable pour les oreilles souvent obtues des amateurs de blues. Son second opus, "Gregtime", était un live dans une veine similaire. L’auditeur attentif entendait nettement à travers certaines des compositions une volonté de casser le carcan 'harmonica=blues', mais Greg n’avait pas encore poussé l’enveloppe aussi loin qu’il le souhaitait, sans doute pour ménager
son public.

Avec « La Part du Diable », il a franchi le pas, et c’est tant mieux. Non seulement ce disque prend résolument la direction d’un univers jazzy, il est de plus electro, avec une utilisation habile de samples, d’effets et autres bruitages. Ce qui n’empêche pas la présence d’un batteur, la dimension
électronique étant plus en complément qu’en dominance.

Stylistiquement parlant, le jazz de Greg puise plus aux sources des musiques populaires que des canons du bop. On trouve dans « La Part du Diable » une valse jazzy (‘Valse à 30 ans’), une java hispanisante (‘La Boîte’), et quelques mélodies sucrées dont l’arrangement plus que le thème donne la
dimension jazz. La participation de Pierre Durand, le guitariste étonnant qui accompagne dorénavant le groupe contribue à cette touche, à travers des substitutions d’accords subtiles et quelques envolées improvisées qui ne sont pas sans évoquer un croisement entre BB King et John McLaughlin.

Contrairement à ce que pourraient craindre ceux qui, comme moi, grince des dents à l’énoncé du mot sample, l’usage de ceux-ci reste discret et apporte une certaine grâce à l’ensemble à travers une interaction du groupe et des parties samplées. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un collage de samples comme ont pu le faire (avec plus ou moins de succès) les Us3, St Germain et autres Moby, mais bien d’un groupe (batterie, basse, claviers, guitare, chant, harmo) jouant live autour et avec des samples.

Du point de vue harmonical, « La Part du Diable » est de loin le disque le plus abouti de Greg, une démonstration subtile de son grand talent d’interprète et de compositeur. Ce disque présente, de façon sans doute plus mûre que ses opus précédents un joueur capable de grandes envolées virtuoses, comme sur ‘1962’ qui ouvre le disque, mais aussi de moments de flottement, cet art subtil de laisser le silence contribuer à la phrase musicale, comme sur ‘Serve you well’ qui le suit.

Ce qui est magique avec le jeu de Greg, c’est que tout paraît facile jusqu’au moment où vous attrapez vous-même votre instrument pour essayer de répliquer ce qu’il joue. Vous comprenez alors que ces phrases délicates utilisent toutes les ressources du diatonique, vibratos, altérations, overblows, avec une telle justesse et une telle fluidité que ces notes paraissent ‘aisées’. Mention spéciale à ce titre à l’émouvant ‘Rue des Lions’, duo guitare/harmo tout juste accompagné d’un rythme industriel samplé... Tout simplement superbe.

D’une manière générale, je suis toujours d’avis qu’il vaut mieux un artiste de talent qui joue ce qu’il a envie de jouer plutôt qu’un artiste de talent qui joue ‘safe’ (même si c’est dans un style que j’apprécie). Si j’ai mis plus de temps à apprécier « La Part du Diable » que les précédents albums de
Greg Szlapczynski, je dois aujourd'hui constater que c’est, et de loin, mon préféré. Je reconnais également qu’il a fallu des tripes à Greg pour risquer volontairement de dérouter son public, et c’est d’autant plus méritant. Dans un monde de l’harmonica qui reste essentiellement fermé sur lui-même et
ressasse, encore et toujours, les mêmes poncifs, il est rafraîchissant de voir un jeune artiste prendre des risques et tenter la nouveauté. Merci, Greg, et vivement la suite !

Benoît Felten


Pour se le procurer


© Planet Harmonica - 2005