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Train & Harmonica

L'harmo, le Blues et la locomotive ...

par JJ Milteau

La musique populaire s'est toujours naturellement inspirée de l'environnement socio-technologique mais rarement un moyen de transport et un instrument n'ont été aussi étroitement associés que le train et l'harmonica dans la première moitié du XX° siécle aux Etats-Unis. On peut supposer que la construction spécifique aspiré/soufflé, les possibilités de "tirés de notes" sur l'accord 7/9 (2,3,4,5,6 aspirés), les effets de gorge, de mâchoire, de langue et de mains, sont particulièrement adaptées à l'évocation du halètement des locos à vapeur, du rythme des boggies sur les rails et du hululement lointain du Panama Limited ou du Wabash Cannonball. Les premiers enregistrements d'harmos datant du début des années 1920, on se perd en conjectures sur les origines de cette manie qui remonte certainement à la fin du XIX° siècle, age de bronze du chemin de fer et de l'harmonica. Ce dernier semble, de toutes façons, avoir eu vocation à imiter : la voix humaine (Mama Blues ...), les cris d'animaux (Fox Chase...) dans un registre destiné à exploiter son extraordinaire expressivité mais surtout a retenir l'attention du public des divers shows qui sillonnaient les Etats-Unis à cette époque, ainsi que le racontent, Peg Leg Sam ou Sonny Terry.

Le son d'un express lancé à toute vitesse produit par un si petit instrument avait de quoi sidérer ! On observe par ailleurs que l'harmonica a longtemps été enregistré en tant qu'instrument solo et que son répertoire a peu tenu compte des classifications ultérieures : black = blues et white = country music.

Mais survolons plutôt quelques unes des grandes imitations de train sur l'harmo :

A tout seigneur ...

Comment jouer
Pan American Blues (tablatures et ralentis)

indigo.jpg (16485 octets)"Pan American Blues" par De Ford Bailey (1927)
"Harmonica Blues 1927/1941" Fremeaux FA040 (A 1)

C'est, me semble-t-il la première oeuvre de ce type, fixée. De Ford Bailey aurait eu 100 ans en 1999. Ce petit bonhomme frêle et méconnu est un étonnant révélateur ; il a enregistré à la fin des années 1920 quelques fameuses pièces d'harmonica qui nous donnent une idée de l'utilisation de l'instrument aux confins du XIX° et du XX° siècle. Noir et infirme, il est devenu une vedette du Grand Ole Opry, temple de la Country Music entre 1925 et 1941 et a participé à de nombreux shows et émissions de radio avant de terminer sa vie comme cireur de chaussures. Il jouait le plus souvent sur des Marine Band en G & A, tant en première qu'en seconde position, utilisant assez peu les altèrations mais abondamment le tongue blocking. Ce qui lui faisait dire : "I add time to vacant space". Un article consacré à cet harmoniciste ne serait pas de trop, dans la mesure où il a considérablement influencé nombre de musiciens qui ont entendu ses prestations live ou radiodiffusées.


A ce point, il convient de noter que, sur certains enregistrements anciens remasterisés, la tonalité de l'harmo est approximative : dans le cd "Great harp players 1927/1936" Document DOCD-5100, Richard Sowell semble ainsi jouer "John Henry" sur un F dièse low (assez rare) et "Roubin Blues" aussi sur un F dièse Low. Il s'agit plus sûrement d'harmos un demi-ton au dessus : en G. Les morceaux décrits ci-dessous de George Bullet Williams et Palmer Mc Abee souffrent peut-être du même problème.

 

Comment jouer
Frisco Leavin'
Birmingham
(tablatures et ralentis)

"Frisco leavin' Birmingham" par George Bullet Williams (1928)
"Great harp players 1927/1936" Document DOCD-5100 (Ab 2)

C'est une belle démonstration d'harmonica "chanté", combinant cris divers, notes et incompréhensible double tonguing (la fin du morceau est jouée en même temps dans les graves et dans les aigus !) Du même artiste et dans la même tonalité "The escaped convict" comporte évidemment quelques allusions au chemin de fer.

 

Comment jouer
McAbee's Railroad
Piece
(tablatures et ralentis)

"Mc Abee's Railroad Piece" par Palmer Mc Abee (1928)
"Great harp players 1927/1936" Document DOCD-5100 (Ab 2)

Le son et le tempo sont époustouflants, assortis de jets de vapeur et de variations d'intensité spectaculaires. Selon des sources obscures, "il s'agirait d'un artiste blanc". Pour moi, c'est plutôt le rejeton extraterrestre d'un marteau piqueur !

 

Comment jouer
Railroad Blues
(tablatures et ralentis)

yazoo.jpg (15916 octets)"Railroad Blues" par Freeman Stowers (1929)
"Harmonica Blues" Yazoo 1053  (Bb 1)

Là aussi, il y a association de la voix et des notes de l'harmo, facilitée par le choix de la première position, pour génèrer divers effets. Les altèrations soufflées donnent une autre sensation aux gémissements de la vapeur.

"Chickasaw Special" par Noah Lewis (1929)

"Gus Cannon & Noah Lewis" Document DOCD-5033 (D 2)

C'est l'harmo le plus aigu de ce panorama ; il génère moins de résonnance mais autorise plus de lyrisme et d'inflexions dans les interventions. Noah Lewis semble avoir été un harmoniciste puissant (qualité appréciée en cette époque d'amplification sommaire) et un important chaînon entre l'expression rurale et les jug bands de Memphis. Un autre artiste à qui consacrer plus
de place.

"Train Whistle Blues" par Sonny Terry (1938)
" Document DOCD-5230 qui deviendra "Locomotive Blues" (Bb 1)

Une utilisation de la première position assez rare dans l'¦uvre de Sonny (Shortnin Bread ...) qui se rattache certainement à la manière de jouer de son père, d'après lui très différente du Blues qu'il découvrira à l'adolescence.

"Lonesome Train"  par Sonny Terry (1944) 

Document DOCD-5230 (G 2)

C'est plutôt une démarque de son fameux "Lost John" qu'une réelle recherche du son du train, mais c'est toujours aussi excitant d'entendre Sonny alterner les whoop et les rythmes uniques qu'il obtient en combinant effets de gorge, de langue, de mâchoires et de mains ...

"Freight Train" par Dr Ross (1965)

"Call the Doctor" Testament TCD5009 (Bb 2)

Ce CD est une gourmandise pour tout amateur de "Delta Blues". Abandonnant à plusieurs reprises guitare et grosse caisse, le docteur nous y régale de quelques solos d'harmo dans un style rural teinté du Tennessee d'avant guerre ; celui de Hammie Nixon, de John Lee Williamson, celui de Noah Lewis et De Ford Bailey.

"New Mean Old Train" par Papa George Lightfoot (1969)

"Goin' Back to the Natchez Trace" Ace CDCHD 548 (G 2)

Autant le dire, ce n'est pas le meilleur de Papa Lightfoot : phrasé conventionnel et rythme étrange (la caisse claire s'obstine à marquer le 1er et le 3ème temps !) C'est malgré tout un des rares témoignages disponible de la puissance et de la plénitude du son de cet interessant harmoniciste du Mississippi, populaire à la Nouvelle Orleans au debut des 50's. Sur ce même CD figure un "Train Tune" également brouillon dont l'intro s'inspire du C jam Blues de Duke Ellington, référence à ses influences "cuivrées".

- "Fast Freight Train" par Peg Leg Sam (1972)

"Medicine Show Man" Trix 3302 (C 2)

Un tempo plus "country" et un accompagnement guitare singularisent cette oeuvre relativement récente mais visiblement ancrée dans la tradition : alternance de cris, souffle, rythmes et bruits divers. Peg Leg Sam ayant perdu sa jambe dans un accident de chemin de fer, sait de quoi il parle ! Un des derniers survivants des "medicine shows", il s'exprime dans une veine très rurale avec un son particulièrement agréable et un groove très personnel.

Progressivement, l'automobile va remplacer le rail dans l'imagerie du Blues, mais le train restera symbolique du "hobo" romantique ou du grand départ, dans de nombreux titres, plus près de l'évocation que de l'imitation. On retiendra entre autre :

  • "Freight Train Boogie" par les Delmore Bros (1946) avec Wayne Raney à l'harmonica (A 2) (Ace CDCH 455). La version ultérieure de Doc Watson est une petite merveille.
  • "Freight Train Blues" par Roy Acuff avec Jimmie Riddle au chromatique (Columbia en 1947)
  • "Mystery Train" par Paul Butterfield (A 2) ; interessant boottleg live de 1967 (Winner 446).
  • "All Aboard" par Muddy Waters, avec P. Butterfield (Marine Band G 2) & Jeff Carp (Chrom C 3) "Fathers & Sons" Chess CD Red 8 (1969)
  • "Orange Blossom Special" par Charlie Mc Coy ; ma version favorite reste une des premières (1972), décontractée et swingante sur l'album "Real Mc Coy"(F2 & Bb2 + harmo basse).


Notons pour conclure, que le fameux tube de Little Walter/Willie Dixon, "My Babe", est très fortement inspiré du spiritual "This Train" ; décidément.

jj.jpg (4037 octets)Jean-Jacques Milteau
Harmoniciste Français bien connu (voir l'interview dans PH1), les premières amours de JJ furent les harmonicistes d'avant-guerre. Il a accepté de rédiger cet article sur les imitations de trains qui constituèrent un des premiers succès de l'harmonica primitif.
C'est aussi lui qui nous a enregistré, avec tout le respect dû, des ralentis de certaines imitations, dont il dit lui même que leur imperfection est due à la tâche ingrate d'imiter 'le groove de toute une vie' en quelques instants. "Inspirez-vous en, ne les repompez pas !"...
Signalons que JJ propose lui-même une imitation de train époustouflante sur son album 'Blues Live' sous le titre 'Lonesome Train'

jfilisko.jpg (4198 octets)Joe Filisko
Harmoniciste et éminent technicien américain, Joe enseigne l'harmonica style Chicago à Chicago, mais reste un passioné du style d'avant-guerre.
Il a accepté de faire les transcriptions de quatre des imitations de train présentées ci-dessus.
Il enseigne chaque lundi soir à la Old Town School of Folk Music (4544 N. Lincoln Avenue / 773.728.6000 ou www.oldtownschool.org)
Il sera aussi un des professeurs de la Blues Week de l'Augusta Heritage Center en Juillet prochain (info au 1.304.637.1209 ou augusta@augustaheritage.com)