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JJenaction.jpeg (12498 octets)Pour cette première interview nous avons la joie et le plaisir d'accueillir sur ces pages Jean-Jacques Milteau, harmoniciste Français de renom malheureusement trop peu connu à l'étranger. Il s'est prêté au jeu avec grâce et nous a permis de réaliser cette première interview multimédia : lorsque JJ a voulu illustrer un point spécifique à l'harmo, ou citer un morceau, il l'a fait et vous pouvez écouter ce qu'il a joué en cliquant sur les petites icônes d'harmonica en marge du texte.
Benoît Felten : En France tu es un peu le vieux routard...

Jean-Jacques Milteau : Le papy !

BF : Si tu regardes trente ans en arrière, quand tu t'es mis à l'harmo, qu'est-ce qui a changé ?

JJM : Tout ! Tout a changé ! Ce matin j'ai fait un enregistrement pour France Culture ; je discutais avec un banjoiste avec qui j'avais travaillé dans les années 60-70 qui me racontait qu'il était en galère d'ordinateur. Je me disais "est-ce qu'on aurait jamais imaginé à l'époque où on a commencé à faire de la musique que l'ordinateur allait nous servir à quelque chose ?" Je crois que tout a diamétralement changé, on est dans un autre siècle. On était à la fin d'un siècle lorsqu'on a commencé à jouer, maintenant on est au début d'un autre.

BF : Et au niveau de la perception que les gens peuvent avoir de l'instrument, de la musique qui se fait à l'harmonica ? Parce que tu as commencé en plein blues boom...

JJM : Ca dépendra de nous, harmonicistes, si on a des choses à proposer suffisamment intéressantes. Cela dit, l'harmonica ne sera jamais plus ce qu'il était au départ c'est à dire le seul instrument que pouvait s'offrir une classe sociale ou une classe d'âge. C'était le premier instrument des mômes et en ce qui concerne le blues, c'était l'instrument à note longue le moins cher. Les possibilités de se le procurer par correspondance, de le trimbaler, la petite taille, tout ça correspond à l'histoire d'une époque et cette histoire ne reviendra pas. L'harmonica blues a beaucoup plus bénéficié de l'image générale du blues que de celle des harmonicistes et des opportunités qu'ils ont eu de diffuser leur musique. On a quand même pas beaucoup entendu parler des harmonicistes de blues. Par contre l'image du blues était très bonne, et le fait que des artistes populaires comme les Rolling Stones par exemple, aient joué quelques notes d'harmo ça a jeté un peu d'éclairage sur l'instrument.

Maintenant ça va beaucoup dépendre, non seulement de la qualité des instrumentistes, mais de la qualité de la production des instrumentistes et de leur inventivité.

BF : Plus l'image qu'ils en donnent que ce qu'ils jouent réellement dessus ?

JJM : C'est pas toujours ce qu'on dit le plus important c'est plutôt comment on le dit. Pour l'harmonica c'est exactement la même chose. Je crois qu'un morceau d'harmonica se devra d'être aussi fort et aussi convaincant qu'un titre chanté. C'est ça qui fera tourner la machine ; sinon ça deviendra un instrument obsolète.

BF : Et dans ce contexte là les types comme Popper qui ont quand même un profil assez haut, peut-être pas en Europe mais au moins aux USA, tu penses que ça a un effet positif sur la diffusion de l'instrument ?

JJM : Sûrement ! A partir du moment ou des instrumentistes jouent bien, qu'ils sont mis en valeur, promus, ça donne envie à d'autres de jouer, c'est clair. C'est exactement ce que je veux dire : ce que les harmonicistes font de l'harmonica déterminera son évolution, autant au niveau de l'image qu'au niveau de la musique elle-même. L'harmonica c'est un instrument à rêver, authentiquement.

Autant le piano ou le sax sont des instruments intégrés dans la musique, autant l'harmonica est un instrument extraverti dans le sens ou c'est son imaginaire qui est fort beaucoup plus que ses possibilités. Ca ne sera jamais un saxophone, ça ne sera jamais un violon, jamais un piano. Par contre il a un son, il a une spécificité sonore et surtout une spécificité historique. En tout cas c'est comme ça que je le vois et que je le sens dans le public.

BF : Parallèlement à ça il y a quand même des gens qui l'amènent dans des directions nouvelles où on ne l'aurait jamais imaginé il y a 20 ans. Les musiques arabes d'Howard Levy par exemple... Est-ce que tu penses que ce genre de choses se cantonnera à un ou deux types qui font des trucs 'bizarres' ?

JJM : Il y en a beaucoup plus qu'un ou deux maintenant La question est : est-ce qu'il va y avoir un répertoire et donc une " clientèle " qui va se créer ? Est-ce que Howard Levy ou un autre va sortir un titre qui va faire que les gens vont dire (claquement de doigts) " L'harmo c'est çà ! " Parce qu'au bout du compte le truc est là : quant Stevie Wonder joue 'Isn't she Lovely', les gens disent " L'harmonica c'est ça ", quand Sonny Terry joue 'Lost John', ou Sonny Boy Williamson un blues, même chose : d'une certaine manière c'est évident. Quand Howard Levy joue un truc world je suis pas sûr que les gens se disent que l'harmonica c'est ça, d'abord parce qu'ils ne comprennent pas forcément que c'est de l'harmonica (Rires). Et malgré tout le talent qu'il peut avoir, et c'est un type éminemment talentueux et éminemment musicien, finalement pour la plupart des auditeurs c'est presque un exercice de style.

BF : Je vois ce que tu veux dire. Dans l'esprit des gens ça ne sera pas associé à une musique particulière ...

JJM : Et ça ne sera pas associé à l'harmonica non plus donc ça va concerner une frange extrêmement étroite d'auditeurs. Et c'est pas péjoratif ce que je dis, parce que moi je suis très admiratif, mais c'est une réponse à la question que tu posait c'est à dire que va devenir l'harmo. Il me semble que c'est peut-être pas par là qu'il va prospérer.

BF : Plutôt par des veines de musiques plus populaires ou qui deviendront populaires ?

JJM : Voilà. S'il doit prospérer. L'harmonica était le premier instrument de l'ère industrielle et on est maintenant à l'ère informatique donc peut-être que son temps est passé...

BF : Il y a quand même beaucoup d'instruments qui sont pas liés à l'informatique...

JJM : Ce n'est pas ce que je veux dire. Quand je dis 'l'harmonica était le premier instrument de l'ère industrielle', je veux dire qu'il allait socialement avec l'ère industrielle. Il était fabriqué industriellement donc pas cher, il concernait des tas de gens dont on pourrait dire qu'ils étaient opprimés par l'ère industrielle, des travailleurs qui vivaient regroupés ou qui voyageaient, qui se retrouvaient pour jouer le soir un peu d'harmo, de la guitare, etc. c'est plus le cas dans l'ère informatique.

BF : Et qui sont les opprimés de l'ère informatique ?

JJM : Y en a, y en a forcément, mais ils ne sont pas ensemble, ils sont pas réunis donc ils ne vont pas se mettre autour d'un feu de camp pour jouer de l'harmonica (Rires). J'exagère, mais socialement ça ne se passe plus de cette façon là. Par contre ils peuvent éventuellement consommer de la musique programmée qui correspond plus à leurs aspirations. Je crois qu'il y a d'inévitables correspondances socio-technologiques.

BF : Pour en revenir un peu à toi est-ce que tu peux nous raconter brièvement comment tu t'es mis à l'harmonica ?

JJM : Exactement comme je viens de l'évoquer, c'est à dire que des mecs genres Brian Jones chez les Stones ou Dylan avec son rack balançaient quelques phrases d'harmo et moi j'étais avec des potes au lycée dont un qui jouait de la guitare et de l'harmonica (plutôt bien d'ailleurs). Adolescent, on a tous eu envie de participer aux activités 'tribales', donc j'ai acheté un harmo, évidemment pas le bon au départ, un tremolo. Et un jour sur une photo j'ai vu le rack de Dylan abaissé donc avec la face du Marine Band alors j'ai cherché ça. En Europe à l'époque c'était le Super Vamper (jusqu'en 72 je crois) ; j'ai acheté un Super Vamper et puis j'ai tourné autour, je me demandais comment ça marchait. Finalement un jour j'ai lu un article ou Hugues Auffray disait que Dylan lui avait expliqué que le grand secret c'était d'aspirer au lieu de souffler pour avoir le son blues. J'ai essayé, et puis c'est venu comme ça.

J'ai eu la sensation au début que c'était un instrument secondaire. Dylan s'en servait mais le principal c'était quand même sa guitare et je ne pensais pas qu'il y avait un répertoire ou même qu'il y avait une place pour un harmoniciste. Pour moi, on jouait de l'hamronica comme ça, pour le plaisir ; ce que je crois toujours d'ailleurs (Rires) Et puis petit à petit j'ai découvert le blues.

En premier ça a été Sonny Terry. Il faut savoir qu'il y avait très peu de disques de blues dans les bacs des disquaires au début des 60's. Sonny Terry, c'étaient les enregistrements de la librairie du congrès qui sortaient chez Folkways et qui étaient importés par Le Chant du Monde en France ; on trouvait quelques disques de ce genre là. Après j'ai trouvé SBW, le fameux album Real Folk Blues qui restera pour moi un des plus grands albums de blues. C'était une compilation de singles Chess que Vogue avait sorti à l'époque, une bonne compilation. Et voilà, c'est parti comme ça !

Après j'ai joué comme tout le monde avec des potes, dans des groupes, je suis parti sur la route, j'ai rencontré des gens qui m'ont appris des tas de choses, j'ai fait un peu le tour de l'Europe, des Etats-Unis, tout ça. Quand je suis rentré de l'armée, ( je me suis fait agrafer au retour des US et hop je me suis retrouvé en Allemagne), j'ai recommencé à jouer. Enfin continué à jouer : même en Allemagne de jouais avec l'orchestre du régiment, c'était assez rigolo...JJetManu.jpg (15214 octets)

BF : Tu leur faisais faire du blues ?

JJM : Voila, exactement ! A mon retour j'ai commencé à faire des séances d'enregistrement puisqu'en fait il n'y avait pas beaucoup de mecs qui jouaient de l'harmo dans ce style ; il y avait des types qui jouaient du chromatique mais pas de diatonique et pas de blues. C'est vers cette époque là que j'ai découvert Charlie McCoy et Little Walter. J'ai trouvé leurs disques en voyageant en Europe et ça a été deux révélations complémentaires, d'un côté un type qui swingue complètement le blues, Little Walter, et qui m'a profondément touché, avec le côté 'groovy' de son jeu. Et de l'autre McCoy, très précis dans son phrasé, à la fois dans les ballades et dans les morceaux rapides ; ça m'a permis de travailler dans les deux directions.

BF : Et Butterfield ?

JJM : Oui oui, je l'ai entendu quand je suis allé aux Etats-Unis la première fois. C'était de l'harmo amplifié, moi je ne connaissais que l'harmo acoustique ; c'était très rock ! C'était le premier album, celui de 65, premier album de blues à s'être vendu à 1 million d'exemplaires ; c'était vraiment intéressant. Par la suite, ce qui m'a le plus accroché, c'est un double live (qui n'est jamais ressorti en CD) où il y avait notamment une version de 'Everything's gonna be alright' de 10 mn et une version de 'Born under a bad sign' géniale. J'avais vraiment adoré ce disque. Il y avait une recherche au niveau de l'harmonisation sur le blues qui n'était plus en Mi/La/Si, il y avait de la cuivraille, ça jouait un peu funk aussi sur certains trucs, ça m'avait bien botté.

C'est l'époque aussi ou le J. Geils Band avait sorti 'Whammer Jammer' au début des années 70 ; ça faisait encore du grain à moudre. Une fois que tu étais arrivé à intégrer les éléments de blues ou de country 'basique', tout d'un coup tu te retrouvais avec des mecs qui jouaient amplifié et en plus qui avaient un jeu très particulier. Celui de Butterfield était très lyrique avec un beau vibrato, basé sur Little Walter mais enjolivé, avec des grands tirés de notes très vibrées, très senties. Magic Dick lui est très sec dans son phrasé, très percutant, rythmiquement précis ; c'était très intéressant. Tout ça m'a boosté sérieusement, et j'ai passé les années 70 à l'assimiler.

BF : C'est peut-être pour ça que le son que tu as sur beaucoup d'enregistrements de la fin de cette période là est assez électrique ?

JJM : Assez ; nerveux, même énervé. Quand on est jeune, tu sais ce que c'est (Rires)

Mais j'avais vu aussi dans les années 70 Norton Buffalo sur scène. Il faisait une tournée avec 'Commander Cody and the Lost Planet. Des types qui faisaient de la musique country et western swing au deuxième degré mais qui jouaient extrêmement bien. Il y avait des musiciens extraordinaires : Bobby Black jouait de la pedal steel guitar, Andy Stein jouait aussi bien du fiddle que du sax, , et donc Norton Buffalo à l'harmo et au trombone et qui chantait. Je les avais vu à Reims, je crois. Ils commençaient par un morceau de Norton Buffalo qui était une sorte d'indicatif (" Battle of New Orleans") ; j'étais collé au siège. Ce type avait une pêche et un phrasé qui étaient vraiment impressionnants sur scène. J'ai cherché ses disques ; il a produit des choses vers la fin des années 70, il y avait "Lovin' in the Valley of the Moon" très intéressant mais d'un goût qui parfois n'était pas tout à fait le mien. Un peu kitch je dirais.

BF : Par moment c'est carrément du troisième degré !

JJM : Voila, un peu kitch, mais il avait des idées extraordinaires comme ce superbe chorus qu'il avait fait sur le disque de Bonnie Raitt, une reprise de 'Runaway' ou il utilise quatre harmos d'une façon très intelligente. C'est un type qui a aussi compté pour moi.

Entre temps j'avais vu quelques bluesmen sur scène ce qui ne m'était pas arrivé avant. Notamment Sonny Terry à New York. Ca m'a secoué, de le voir jouer. C'était quelque chose de les voir arriver : Sonny Terry et Brownie McGhee, l'aveugle et le paralytique ! Il y avait la femme de Sonny Terry derrière nous.

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Rythmique à la Sonny Terry
(Extrait 1)


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A 20 centimètres du micro
(Extrait 2)


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Sonny Terry jouait des...
(Extrait 3)


A un moment il chante un blues, et sa femme sort un mouchoir et elle pleure. Et tu te dis  que là on est dans un truc vrai quoi, authentique. Ce que j'avais entendu sur disque, c'était pas des histoires ! Il y avait tout un vécu, un personnage. Surtout c'est un mec qui jouait généreux ; c'est lui qui assurait la rythmique presque. Sonny c'était (Extrait 1) et Brownie brodait à la guitare. (Extrait 2) a vingt centimètres du micro... Ce mec physiquement puissant, chantait et jouait des (Extrait 3) avec beaucoup de gestes, une théatralisation vachement intéressante. Et puis sa femme qui fondait en larmes parce qu'il chantait un blues probablement qui les concernait ; il y avait quelque chose... Je veux pas tomber dans l'exotisme à trois francs mais c'est vrai que c'était touchant.

Dans le chapitre larmes, la première fois que j'ai vu l'American Folk Blues Festival, ça commençait dans les coulisses : Whispering Smith jouait une phrase blues à l'harmo. C'étais à la salle Pleyel (qui n'avait rien de blues) et j'étais assez loin. J'ai commencé à pleurer comme une madeleine. Quand j'ai entendu ces notes je me suis mis à chialer, un truc complètement incontrôlable. J'ai couru devant pour les voir jouer ; c'était quelque chose d'une force que j'ai rarement ressentie.

BF : C'est marrant que tu dises ça parce que quand j'écoute les disques de l'AFBF et que j'entends ces applaudissements très typés 'concert classique', on a l'impression qu'il y a une rupture entre les musiciens sur scène et le public...

JJM : Peut-être... Mais tu sais chacun s'approprie le Blues à sa manière, il n'y a pas qu'une vision.

Il y a un espèce de malentendu de la part des jazzmen comme des rockers comme quoi le blues serait le 'grand-père'. Muddy lui-même l'a chanté 'The Blues had a baby and they named it Rock n' Roll' ; c'était surtout pour profiter du vent... La grande particularité du jazz ça a été de toujours prendre la musique à la mode et de se l'approprier. Quand le jazz est né c'était le blues qui était à la mode, les musiciens se sont inspirés du blues, après c'était la musique de Broadway, puis la musique Latino puis ils sont revenus au blues à l'époque du be-bop ; le blues par contre c'est une continuité assez logique jusqu'aux années 60-70. Après on rentre dans un monde musical qui est surtout motivé économiquement. C'est à dire qu'il n'y a pas d'à-côté.

Avant le blues existait en dépit de l'économie. Des labels comme Bluebird ou Chess étaient évidemment des questions de pognon ; mais le blues existait aussi en dépit de l'économie ; ça n'est plus vrai.

BF : Tu veux dire qu'il survivait de toute façon même si ça ne se vendait pas.

JJM : Voilà. Les gens se voyaient le samedi soir et ils guinchaient ; ou c'était un type qui se baladait avec sa guitare et qui jouait aux coins des rues. Ca n'est pas vrai que pour le blues mais probablement pour le flamenco, la musique cubaine ... Ces musiques avaient avant tout une existence sociale. Maintenant on est dans un système, une époque, une vue des choses qui est totalement différente où la musique est économiquement contrôlée. Et ça c'est pas sain.

BF : Et c'est pas dur de garder une authenticité quand on sait qu'il y a nécessairement cette dimension économique derrière ?

JJM : L'authenticité c'est pas un tout, c'est quelque chose de très ponctuel... La fausse authenticité c'est le pochetron qui joue dans les bars et qui se fait marcher sur les mains à la sortie ou le mec qui sort d'un champ de coton en salopette. Ca c'est de l'authenticité fleur bleue, pour les amateurs d'exotisme. L'authenticité elle est dans la note. Le mec qui joue, ça te fait quelque chose ou ça te fait rien, qu'il soit camionneur à Memphis ou marchand de fermetures éclair à Montauban. C'est un problème, non pas de crédibilité du personnage, mais de ce qu'il joue.

Du coup ça a donné lieu à des gags rigolos puisqu'il y a des tas de gens qui ont fait passé ou le look ou cette espèce de recherche de crédibilité avant la musique, à la fois parmi les éditeurs et parmi les joueurs. Mais bon c'était pareil dans le rock. On peut dire qu'il a hérité du blues au moins sur ça, ce côté frime...

BF : Donc sur le débat blues noir blues blanc, pour toi la couleur de la peau n'y est pour rien, c'est la sincérité de ce qu'on joue qui importe ?

JJM : Je vais te dire le fond de ma pensée : je suis un puriste... le blues pour moi s'est arrêté dans les années 60. En fait après il a été rejeté par la population noire qui est passée à la soul music, assez logiquement. Il y avait des musiciens exceptionnels dans la population noire, et ces mecs étaient bien au-delà du mi-la-si... Stevie Wonder, George Benson, Billy Cobham, Stanley Clarke, sont des gens tout à fait extraordinaires qui n'avaient pas spécialement de raison de jouer 'Travelin' Blues' ; ç'aurait été très réducteur.

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Vieux Truc
(Extrait 4)


Pour moi ça a complètement changé la façon d'apprécier la musique. J'écoute très peu de blues d'après les années 70... J'adore les vieux trucs genre (Extrait 4). Deford Bailey, Sonny Terry... Je dis pas que j'en écouterais pendant des heures, mais c'est ça mon truc. Tout le blues du début des enregistrements jusque dans les années 60 j'adore ça. Après on est rentré dans une ère où la musique est soumise à l'économie. C'est pas tout à fait la même chose...

BF : Quand tu as commencé, il y avait rien de disponible sur l'harmonica : disques, méthodes, bouquins, articles, il fallait tout rechercher activement. Tu as découvert comme ça des 'génies méconnus' ?

JJM : Oui, mais plus maintenant ! Je suis vert quand je me balade un peu sur Internet et que je vois à quel point les gens sont pointus sur l'instrument maintenant ; alors qu'à l'époque c'était d'un empirisme total tant au niveau de la musique que du jeu. Et moi je suis resté très empirique, pas très technique, ni dans ma façon d'apprendre ni dans ma façon de jouer... Quand j'entends parler d'études sur l'harmo, je m'intéresse mais en même temps je me dis que ça tue aussi un peu le charme ... Ce qui est extraordinaire avec cet instrument c'est qu'il est mystérieux. Personne ne sait exactement comment ça marche. Le type qui est en face de toi il ne comprend pas... Il y a cette histoire du mec qui ouvrait les mains de Little Walter en cherchant ce qui faisait ce son, ou l'autre qui voulait acheter l'harmo de James Cotton 300 dollars... Il y a une espèce de magie parce que ça se passe dans la bouche parce qu'on aspire la musique, parce que c'est la morphologie du mec qui fait le son. Après, quand on décortique tout ça, c'est presque de la pornographie...

BF : La différence entre l'érotisme et la pornographie...

JJM : Si tu veux... Il n'y a plus de poésie, il n'y a plus de rêve, ça devient quelque chose d'hyper technique : un overblow c'est ci, une altération c'est ça... C'est vrai... J'ai fait des stages/masterclasse ou les mecs me posaient ce genre de questions. Mais ce que j'essayais de leur transmettre, au delà du côté technique c'est une certaine chaleur.

Le plus grand plaisir d'une vie de musicien, c'est sûrement le premier morceau qu'on joue sans se gourer. Après ,c'est peut-être comme la première fille ... Tu retrouveras d'immenses plaisirs à jouer mais le summum, le top du plaisir c'est ça. De maîtriser ce truc mystérieux... Je trouve que l'harmonica maintenant manque de poésie. Ca correspond probablement à un dérapage lié à l'hypertechnologie, la mentalité des gens qui deviennent très précis, très spécialisés.

BF : Cela dit c'est pareil avec la guitare : je me souviens d'avoir lu que les vieux bluesmen ne voulaient jamais montrer leurs accordages de peur qu'on les leur vole...

JJM : Souvent, il ne savait même pas ce qu'il faisait ! Il découvrait quelque chose et pour lui c'était un élément d'expression. Et je crois que la spécialisation, ça tue la musique d'une certaine manière. Parce qu'il y a des gens maintenant sur tous les instruments qui sont des virtuoses mais musicalement il ne se passe pas grand chose de plus...

De Will Shade, Hammie Nixon, Sonny Boy le premier, Sonny Boy le second, à Little Walter, il y a une espèce de filiation chez les harmonicistes qui jouent vraiment du blues (je parle pas de mecs comme Sonny Terry qui sont plus 'campagnards', plus folk.) Et cette filiation elle va vers le mieux, c'est à dire qu'ils peaufinent la façon de jouer pour amener quelque chose en plus à l'expression. Quant on passe à Paul Butterfield, tout baigne. Tu restes un peu dans ce truc là, l'expansion elle se fait parce qu'il y a les cuivres, l'électrification, un côté un peu rock, mais on sent une espèce de filiation dans tout ça. Après, tu te demandes si vraiment l'expressivité, la qualité artistique, la production artistique bénéficient de l'amélioration technique et des performance.

A côtés de ça, un mec comme John Popper par exemple fait des trucs qui sont vraiment superbes. Il a une pèche, il a amené quelque chose. Le premier album, j'adorais. J'ai juste un peu peur que l'harmo ne soit contaminé par le côté virtuose des guitaristes électriques et que finalement ça lasse beaucoup les gens. Au bout d' un morceau les mecs vont faire (il siffle) 'super' ; sur un album entier, ils ont l'impression d'entendre un peu toujours la même chose...

Avec Greg l'autre fois dans la bagnole, on écoutait FIP et il y a un morceau de jazz genre Joshua Redman qui passe. Et je lui dis " est-ce quetu penses qu'un jour on fera mieux que ça ? " T'auras beau être le meilleur du monde, t'arriveras pas à la cheville de Coltrane ou de Charlie Parker avec l'harmo... Jamais ! Tu te feras plaisir en te disant " tiens j'ai repiqué le truc, c'est super ". En plus, Il faut que tu inventes quelque chose autour de ça en disant " J'ai piqué des idées à tel ou tel et j'exprime quelque chose de spécifique avec ce que j'ai appris mais en le remodelant à ma façon. L'intérêt est dans ta création artistique.

Pour en revenir à la genèse de la conversation, l'harmo n'est pas différent d'autres modes d'expression : que tu fasses de la peinture de la guitare ou de la poésie, peu importe : ou tu véhicule une réelle émotion et les gens vont s'intéresser à ce que tu fais, ou non, aussi bon que tu sois techniquement...

BF : Mais plus ça va et plus c'est dur d'être original, non ?

JJM : J'en suis pas sûr... On souffre peut-être d'un manque de réflexion artistique. On joue des choses très traditionnelles ou on se laisse éblouir par l'aspect technique d'un phrasé parce que c'est très tentant de faire toujours plus techniquement... Parfois au détriment d'une réflexion sur " à quoi bon "...

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Troisième trou
(Extrait 5)


Qu'est-ce qui fait la caractéristique d'un diatonique par exemple... Sur un diatonique t'as trois trous qui sonnent disons...  Surtout le troisième trou (Extrait 5), c'est ce qui sonne le mieux... C'est clair ! Une fois que tu sais ça, t'as presque fait le tour de l'instrument ! Il vaut mieux partir de cette idée que le diatonique a ses spécificités et que c'est de ces spécificités qu'on joue. Les overblows en font partie aussi, à condition qu'ils servent l'expressivité, comme chez H. Levy. Qi l'overblow est uniquement un moyen d'obtenir des notes, je trouve que sur le chromatique ça sonne mieux !

BF : Mais peut-être que quelqu'un qui a avancé la technique suffisamment va trouver ce qui sonne là-dedans aussi...

JJM : Je l'espère pour notre instrument préféré. Autre chose très importante : la production. Pas la 'richesse' de la production mais plutôt l'opportunité' de la production. Je parle surtout de musique enregistrée, la scène c'est encore autre chose. Quand tu fais un cd c'est un peu comme un film, sauf que l'auditeur va l'écouter plusieurs foisl. Il faut transporter dans le casque ou la salle de séjour de l'auditeur quelque chose qui va le faire rêver, qui va l'amener vers les rivages où tu t'exprimes. C'est ça la clef... Ce disque là (Clint Hoover - Dream of the Serpent Dog - Ed.) tu me dis qu'il t'a emmené quelque part. C'est vrai que l'harmo n'y est pas spécialement virtuose ou technique, mais il y a une atmosphère, un climat, et ce climat te plait. ça veut dire qu'au niveau de la production le mec a réussi son coup. Il t'emmène dans son monde. Parmi les instrumentistes, et surtout les instrumentistes de pointe, ceux qui cherchent, il y a parfois manque de production, de réflexion sur la production

BF :: Justement puisqu'on parle de technique... J'ai l'impression quand je compare tes plus vieux enregistrements à ceux d'aujourd'hui qu'il y a un côté 'flash', un côté véloce que tu n'as plus ou moins. C'est délibéré, c'est un choix ou c'est plus un feeling ?

JJM : Je n'en ai plus autant besoin... Avant, je m'exprimais avec beaucoup de notes parce que j'avais besoin de meubler l'espace. Peut-être parce que je jouais moins bien, sûrement même (rires)... Maintenant, je peux me permettre de jouer une seule note, de la vibrer et de laisser un silence derrière, ça ne me dérange pas. J'ai la sensation quand même d'être là et d'occuper un espace.

C'est lié à plusieurs choses. D'abord à l'âge : en vieillissant on gagne une certaine sérénité, justifiée ou non. Et puis le son se bonifie avec le temps. L'expérience fait qu'on a besoin de moins d'effort, d'air pour avoir un beau son. Il n'y a que quelques années que mon son me plaît. Avant il ne me plaisait pas du tout... Je m'écoutais et c'était une horreur... Enfin, on apprend à s'exprimer plus sobrement, tout simplement ! Cela dit, dans le prochain album il y aura quelques trucs un peu nerveux ...

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Groove Sonny Terry
(Extrait 6)


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Groove
Sonny Boy II
(Extrait 7)


Ce qui m'a toujours préoccupé c'est le souci du groove. Pour moi c'est le truc essentiel à tout musicien et c'est beaucoup plus difficile à acquérir et à réaliser pour l'harmoniciste parce qu' il ne joue pas de rythmique ; il a moins la notion de rigueur de la mise en place et réfléchit moins à la façon de faire tourner les choses. Sonny Terry quand il fait (Extrait 6) il a un groove ; c' est le premier truc qui m'a plu dans l'harmonica... cette version extraordinaire de Lost John qu'il avait enregistré pour la bibliothèque du congrès en 52 . Aussi, le timing de Sonny Boy quand il joue ses trucs... (Extrait 7) Lui, il laisse de l'air. Et puis il y a la régularité du vibrato par rapport au tempo... Le timing ultime de Little Walter qui avait visiblement des problèmes de mesures quand il a commencé. On l'entend qui se plante dans Juke ou dans d'autres morceaux genre "It ain’t right" ; il fait du blues en 11 mesures... Et puis petit à petit il acquiert une espèce de domination du groove.

J'ai eu la chance de jouer avec le batteur Steve Gadd, d'être sur scène quand il faisait son chorus de batterie. Je me suis rendu compte d'un truc tout à fait étonnant : il prend possession du temps. C'est à dire que les gens qui l'écoutent vivent à son rythme. Quand je dis à son rythme c'est non seulement son tempo, mais en plus il allonge ou il raccourcit le temps ! En fait il devient maître du temps. J'ai réalisé alors que les bons musiciens étaient maîtres du temps au moment où ils jouaient. Se placer par rapport au temps, l'intensité du jeu, etc ... C'est impressionnant. Une fois que tu es rentré un peu dans le truc et que tu écoutes ( je suis un grand fan du jazz des années 60, Miles Davis, Coltrane, Chet Baker, Sonny Rollins, tous ces mecs là) tu te rends compte qu'il y a une façon de prendre le temps à bras le corps tout à fait extraordinaire.

Malgré tout, J'avoue que je travaille toujours d'une façon très empirique... Je trouve que c'est un instrument de branleur... Et moi j'en étais un ! J'étais le roi des branleurs étant môme et ça me convenait parfaitement ! J'ai jamais pu travailler d'une façon systématique, les gammes, tout ça... ça m'a toujours fait profondément chier et j'ai jamais pu le faire. Je trouve que c'est un instrument de touriste...

BF : Tu veux te faire lyncher !

JJ Milteau (by Fred Courtois)JJM : Non, mais il faut le dire ! C'est ça le charme! C'est le charme du mec qui a la gueule de travers ! Bon, il y a des gens qui me disent " tu comprends il faut en faire un instrument noble, c'est pas un instrument de môme " et je leur dis oui, pour pas leur faire de peine, mais moi je pense l'inverse ! La chance de cet instrument, c'est d'être un instrument de pirate, inattendu. C'est l'instrument du type qui n'a pas les moyens de s'acheter autre chose, que t'as sur toi au moment ou personne n'a rien ; tu peux arriver sur scène les mains dans les poches, tu joues quatre notes et le public fait "ouais !" C'est ça l'harmonica. Cette espèce de surprise. Ce qui le rend d'autant plus complexe parce qu'au bout d'une heure et demie de concert il faut encore réussir à étonner les gens. L'harmo c'est son côté spontané, son côté quotidien qui est le plus intéressant. Tu l'as toujours sur toi et quand t'as envie de jouer tu le sors et t'en joue. T'as pas envie, tu le laisses dans un tiroir pendant quatre ou cinq jours et puis à un moment tu sens un manque et tu te dis "ça fait cinq jours que j'ai pas joué" et là tu vas le chercher et tu prends ton pied !

BF : Cela dit tu as quand même fait des trucs avec des accordages spéciaux, des trucs comme ça...

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Vibration de l'accord
(Extrait 8)


JJM : Oui, ben il y a un moment ou devient fou, on cherche (rires...) C'est pour ça que je comprends les mecs qui font des recherches. Bien sûr j'ai réaccordé des lamelles, j'ai mis des valves, etc ... Mais maintenant, ce qui me botte, c'est le côté à poil du truc. Un marine band d'origine, d'usine... Bon s'il y a une lame qui bloque tu la soulève, on va pas non plus faire les snobs mais c'est un truc que tu sors de la poche et puis tu joues...(Extrait 8) Sentir la vibration de l'accord dans la bouche c'est formidable... Ca peut paraître décevant, mais bon, c'est ce que je pense...

BF : Ce qui répond à une autre question que j'avais : tu utilises des harmos standards. Tu n'as jamais customisé tes instruments ? Ca t'a jamais tenté de jouer sur des Filiskos ou autre ?

JJM : Si un jour j'ai l'occasion, pourquoi pas, mais à partir du moment ou j'en ai un, si je trouve ça bien il va falloir que j'en achète huit ou dix... Pourquoi faire ? Si moi sur scène je suis pas bon, c'est pas parce que j'aurais un Filisko que je serais meilleur...

BF : Non, c'est sûr, mais la qualité de l'instrument peut quand même amener une facilité de jeu si l'instrument est mieux conçu, tu ne crois pas ?

JJM : Ouais, bien sûr, évidemment je choisis les harmos les mieux ajustés dans ceux que je me procure. La magie de l'instrument vient aussi de sa normalité ! La magie du blues, c'est que les mecs avaient des guitares pourries ! Ils jouaient pas sur des guitares à 20 000 balles, et pourtant leur son, c'est le son du blues. Le son de l'harmo c'est le son du Marine Band que le mec achetait pour 1 dollar. Bien sûr on peut toujours chercher, on peut toujours perfectionner...

Si on te demande de jouer un truc spécifique, là bien sûr tu penses "j'utilise tel harmo parce que l'accordage va mieux coller". Parce que là il y a une réflexion, une préméditation, contrairement à la spontanéité dont je parlais. Pour les concerts, évidemment, je ne prends pas exprès un harmo qui se bloque, j'ai un jeu d'harmos qui fonctionne, mais ça restera toujours très, très spontané parce que je suis comme ça et que je prépare pas spécialement les choses. C'est ça que j'aime...

BF : Et au niveau de l'amplification ?

JJM : Il y a des trucs très intéressants dans l'amplification. je me suis beaucoup servi d'effets quand je tournais avec des chanteurs (Bill Deraime, Chris Lancry...) Depuis que je suis passé sur le devant de la scène c'est différent. Je me suis rendu comte d'un phénomène important : moins il y a d'intermédiaires entre toi et le public, mieux c'est. Si le type te voit sortir un harmo et que quand tu joues le son d'harmo c'est encore plus le 'vrai' son de l'harmo que ce qu'il aurait pu imaginer, qu'il a l'impression que t'es presque assis sur ses genoux, c'est le top du top pour capter l'attention.

Ca veut pas dire qu'un son amplifié ne peut pas fonctionner... Il y a quand même une malédiction sur l'harmonica amplifié. Un double malentendu plutôt. D'une part les harmonicistes ont toujours eu du mal à s'entendre, et d'autre part ils auraient toujours rêvé jouer de la guitare ! (Rires) Ce qu'a fait Little Walter c'est ce qu'a fait Hendrix quelques années plus tard : utiliser les défauts de l'amplification pour obtenir une sonorité particulière.

Quand tu apprécies sur un disque huit ou douze mesures d'harmo saturé avec un son très percutant qui sort bien de la rythmique, c'est pas la même chose que quand tu passes un concert entier avec un mec qui joue avec un son de tronçonneuse ! Là les gens ont du mal à rester et à s'intéresser parce qu'il faut les envelopper... La clientèle masculine abreuvée de bière aimera peut-être, mais la clientèle féminine ne suivra pas. Et quand la clientèle féminine ne suit pas, on a que la moitié du blues ! Et la plus mauvaise moitié !

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Little Walter au début
(Extrait 9)


Ce qui a justifié l'harmo amplifié c'était la précarité et le prix des sonos. Dès qu'il y avait une guitare électrique et surtout une batterie, l'harmoniciste ne s'entendait plus. Donc il y a un tas de types qui ont joué amplifié, Sonny Boy I & II, Snooky Pryor. C'était de l'amplification toute bête. Le mec qui a amené un truc différent c'est Little Walter. Parce que lui il a créé une expression basée sur l'amplification. Au départ c'était accidentel et puis il s'est dit " Attends, le son que j'ai là me permet des choses que l'harmo acoustique ne me permet pas... " A ses débuts, il jouait acoustique et très traditionnel genre Sonny Boy Williamson I. Il joue (Extrait 9) Et puis il découvre l'harmo amplifié en jouant avec Muddy Waters, puis il y a 'Juke', avec la chambre d'écho, tout ce qui deviendra caractéristique de son son. Pendant quelques années il joue vraiment amplifié mais surtout avec une grande expressivité, ce qui n'est pas le cas de beaucoup de gens qui jouent amplifié.
Ce qui fait la qualité de l'harmo, son atout majeur, c'est sa dynamique, c'est à dire sa possibilité de jouer tout doucement ou de jouer très fort. Il faut que le public sente directement le souffle du joueur. Beaucoup plus même que sur un sax. On peut ne pas jouer... Là, les gens qui écoutent sont dans la bouche du mec qui joue. Little Walter était arrivé à utiliser l'amplification avec beaucoup de dynamique, avec des nuances. On ne peut pas jouer plein pot tout le temps. L'harmo n'est plus compétitif... Il tient sur 8, 12, 24 mesures mais après il perd ses caractéristiques essentielles, ce qui est dommage.

Moi j’utilise un un Shure Bêta 58 normal avec un contrôle de volume 'Thierry Cardon', je mets beaucoup de gain sur la console. Il y a une note spécifique sur l'harmo en A (La), le 3 aspiré. Il faut que le rouge s'allume quand je tire un peu dessus ; c'est le minimum. Ca ne sature pas du tout : les ingénieurs du son sont très trouillards dès qu'il y a du rouge, ils baissent le gain ; c'est une grosse erreur. Il faut qu'il y ait beaucoup de gain, c'est ce qui permet au grain de l'instrument de traverser l'électronique.

Il faut faire une bonne balance, bien sûr, puisque plus tu as de gain et plus t'as de chance d'accrocher le larsen. Mais en même temps c'est ça qui fait la qualité du son de l'harmo c'est cette capacité à entendre le moindre petit bruit, le moindre petit souffle. A toi de contrôler totalement ce que tu envoies même en jouant tout doucement.

BF : Ce qui m'a toujours donné cette sensation c'est quand on entend sur les vieux enregistrements la glotte du joueur qui claque à travers l'harmo...

JJM : Exactement ! Tu parles des vieux enregistrements, ce qui me rend fan c'est de me dire que le mec arrivait en salopette devant le micro et il jouait. Et il avait le son ! Alors tu te dis : est-ce qu'on a vraiment besoin d'avoir 50 000 watts pour avoir le son ? Le son ne vient évidemment pas de l'amplification, il vient de toi, c'est clair ! J'ai boeufé un peu avec Magic Dick et quelques oiseaux comme ça et ils ont le même son acoustique ! Après c'est le timbre qui change, mais l'essentiel vient de la cavité buccale !

Ce qui peut-être agréable dans l'amplification, c'est le fait que quand tu attaques un peu plus fort tu sentes le préamp réagir, comme pour la guitare. C'est assez difficile à obtenir réellement, à contrôler, à utiliser et souvent on en arrive à des trucs aberrants, sursaturés. Il faut reconnaître que plus tu joues à fort volume, moins tu as besoin de saturation. En fait, ce que j'adorerais, c'est d'avoir une possibilité d'avoir un son un peu "crunchy" ; avoir un son acoustique chaleureux et pouvoir, de temps a autres, en poussant, obtenir une petite saturation, un peu comme lorsque tu joues plusieurs notes a la fois. J'ai essayé deux, trois équipements, mais je n'ai rien trouvé qui me convenait.

En fait, depuis que je joue direct console comme ca, j'adore... Quand tu es leader de ton groupe, en général, tu as une bonne qualité d'écoute. Tu peux demander des choses que tu as du mal à obtenir quand tu es sideman. L'idéal, ce serait non seulement d'avoir des bons retours mais de pouvoir jouer avec les mains en plus. Surtout d'avoir un micro invisible ! Jouer avec un micro dans les mains sur lequel tu aurais un son un petit peu crunchy, et jouer avec les mains, dans un micro qui pend quelque part, pour avoir le son acoustique.

BF : Tu n'as jamais essaye les petits micros pick-up de sax ?

JJM : Plus ou moins mais cela manque un peu de grave, du moins ceux que j'ai entendus

BF : J'en ai essayé un et c'est vrai que ce n'est pas complètement satisfaisant, probablement parce que cela n'a pas été pensé pour l'instrument. Mais je me suis toujours dit que s'il y avait un type prêt a faire en sorte que qu'il ait la réponse adéquate a l'harmonica, cela pourrait être une solution...

JJM : Le problème après, c'est de savoir ou tu le mets. Parce qu'il y a une certaine théâtralité dans le jeu ; je t'ai parlé de Sonny Terry tout à l'heure. Si tu passes la soirée recroquevillé sur ton harmo, les gens s'emmerdent. Il faut que tu donnes quelque chose. Il y a une certaine gestuelle qui se met en place, qui n'est pas forcement dictée par l'efficacité. J'essaie aussi de jouer un maximum acoustique même avec le micro dans la main c'est à dire que la boule se retrouve un peu comme ça ; l'harmo a de l'air autour.

BF : Oui, ce n'est pas une chambre fermée.

JJM : Non. C'est pour ça que j'aime le son du Marine Band ; il garde une certaine brillance. J'aime bien tout ce côté souffle qu'on entend. Parce qu'en fait j'aime les défauts. C'est pour ça que j'aime cet instrument, parce qu'il a plein de défauts. Les choses parfaites me font chier. Je ne sais pas si j'ai raison ou si j'ai tort mais c'est comme ca. Et donc le souffle, ce côté parasite du truc, c'est très touchant.

BF : Tu peux un peu nous parler du nouvel album?

JJM : Oui sûrement... Tu vois tout à l'heure tu me demandais si j'arrivais à garder une authenticité par rapport au business de la musique. La réponse c'est oui ; justement je me bagarre pour arriver à me faufiler dans le truc, ce qui fait que je ne vais pas avoir un poids sur la tête par rapport au disque que j'ai envie de faire. Je vais faire une concession ou deux pour récupérer d'un autre côté. Mais une des premières règles, c'est de faire ce que j'ai envie de faire sinon ça sonne creux. Il faut se faire aider parce que, parfois, soi même on manque un peu de distance. Il faut faire travailler les choses par d'autres, les reprendre et les retravailler. Et puis avoir quelqu'un qui surveille ce que tu fais de façon positive. Surtout quelqu'un qui ne connaît rien à l'harmo, qui a une oreille extérieure. Parce qu'en tant qu'harmoniciste, tu vas avoir tendance à jouer trop ou trop peu !

Bastille Blues.jpg (6963 octets)Le titre que j'ai retenu pour le prochain album, c'est "Bastille Blues". C'est du vécu ! Un petit parisien qui découvre le Blues et qui finit par en faire sa musique, avec des influences spécifiques, iconoclastes et fortes. Il y aura des blues, des boogies, je reviens vers des styles que j'ai pu aborder précédemment mais avec mon son de maintenant, ma vue de maintenant. L'écrin dans lequel est l'harmo est important car il ne faut pas qu'il soit bouffé par l'instrumentation ; je travaille essentiellement avec les mêmes complices musiciens, qui me comprennent à demi-mot. Il faut que l'harmo, se retrouve dans la même position qu'un chanteur supporté par une rythmique.

BF : Mis en valeur

JJM : Oui. Il faut être très présent, parce que celui qui achète un disque d'harmo c'est pour écouter de l'harmo ; il ne faut pas surcharger avec d'autres instruments, et en même temps il faut planter des décors différents en gardant une cohérence entre le premier et le dernier morceau.

Le concept d'album a un peu vécu ; par la suite quand on va arriver au téléchargement actif on va faire des morceaux ou des suites de morceaux, pas forcement des albums, la forme de création va évoluer vers ce qu'elle était auparavant en fait.

BF : Vers le single, le 78 tours

JJM : Exactement. Mais qu'on parle d'album ou de concert pour moi c'est un tout. Il faut qu'entre le début et la fin les gens soient comme devant un film, qu'il se passe un certain nombre de choses, différents types de scènes, qu'il y ait des enchaînements. Que ça tourne autour du temps. Les gens te délèguent une partie de leur temps finalement. Et tu es responsable, que le mec soit assis dans la salle ou dans son living. C'est une conversation que tu mènes, une espèce de monologue, une espèce de pièce de théâtre. J'essaie de voir ça comme ca.

Autant sur scène, j'arrive à le faire, autant sur disque c'est un peu plus complexe. Jusqu'à présent, on avait toujours le stupide espoir d'avoir un titre programmé. Ce qui est parfaitement idiot puisque aucune radio à part FIP ne programmerait un morceau instrumental. Le temps d'antenne est beaucoup trop précieux. Alors que là je sais que cela ne sera jamais programmé. Donc je peux faire ce que je veux et je vais essayer de faire pour le mieux.

BF : Et bien on te dira ça dans quelques mois !
Lors des tournées internationales que tu fais en ce moment, Madagascar, Singapour, la Chine, tu ressens un partage avec les musiciens du coin aussi au niveau de leurs styles musicaux ?

JJM : Oui bien sûr. J'écoute. Je suis un grand écouteur. Comme je ne suis pas du tout privé de jouer, je n'ai pas besoin de toujours aller jammer avec tout le monde. Je préfère écouter ce que font les gens plutôt que de participer dans un premier temps. Par réserve naturelle, par politesse aussi.

Le problème, c'est que sur ce genre de tournée, tu vas très vite. Tu joues et le lendemain tu pars. Il y a des opportunités de rencontrer des gens mais pas toujours le temps qu'on souhaiterait. La Chine m'a beaucoup impressionné. Dans l'ensemble du monde, finalement il y a une grande surface d'européanité : en Amérique du Nord et du Sud, même en Afrique à cause de la colonisation tu as un côté commun : même si tu rencontres des gens qui ont une culture propre, il y a des passerelles.

Par contre, quand tu vas en Asie, particulièrement en Chine, il n'y a aucune culture commune ou bien très récente et essentiellement basée sur l'économie. En Chine les gens ont 6000 ans d'histoire et 50 ans de communisme et ils parlent Chinois, point... Ils ont pas besoin de parler Anglais : ils sont un milliard ! Tu te retrouves dans un contexte complètement diffèrent.

J'avais pris des cours de chinois avec une prof chinoise pour pouvoir parler un peu sur scène et surtout pour essayer de comprendre un peu leur logique. J'avais discuté avec un spécialiste français de la Chine, qui me racontait que lorsqu'il étudiait là-bas il avait fait écouter la 6ème de Beethoven a des Chinois et que les mecs ne comprenaient pas... Ca leur était complètement hermétique...

Pour nous la 6ème ça nécessite pas d'être compris mais plutôt d'être ressenti et leur réponse était systématiquement "je ne comprends pas"... Alors moi partant là-bas je me suis dit " si je me mets à jouer et qu'ils ne comprennent pas c'est terrible... ". Déjà qu'il n'y a pas grand chose à comprendre...

JJ Milteau (by Fred Courtois)Finalement, il s'est passé la même chose en Chine qu'ailleurs : la réaction des gens est la même dans le monde entier. A quelque points près. Quand tu joues tel ou tel truc, les réaction sont très proches, quelle que soit l'origine culturelle du public. En fait les gens réagissent au blues à peu près de la même manière dans le monde entier. Il faut dire que je ne joue pas que des blues parce que je suis trop puriste pour ça. J'aurais honte de jouer du Sonny Boy Williamson ou bien alors ce serait un clin d'oeil. Mais évidemment mon jeu est très fortement inspiré du blues, teinté de blues. Même si je joue une valse musette, je la joue avec des altérations 'blues'. Je joue finalement comme je l'ai appris, un peu comme Robert Johnson jouait 'Hot Tamales' qui n'était pas du blues... Et les gens réagissent à ça partout de manière similaire...

BF : Et l'inspiration directe dans la musique comme vous avez fait avec Manu sur Yaoussa ou Soweto?

JJM : C'est sûr que cela serait plus dur avec la musique chinoise ! Encore que je ne désespère pas de mettre un morceau de "blues chinois" dans un enregistrement futur. L'harmo, c'est un instrument de voyageur. Et j'aime voyager, j'aime voir de nouveaux trucs. Tu te retrouves transporté dans des endroits parfois c'est lunaire ! Quand tu passes d'un pays à l'autre, d'un continent à l'autre, d'une région à l'autre parfois, même en France, tu vas jouer dans un contexte totalement différent, Et c'est pour ça que c'est frappant que les gens réagissent d'une façon non pas programmée, mais relativement similaire...

BF : Est-ce que c'est pas justement la différence entre le mec qui met sa cassette et celui qui se met au piano et qui la joue, la 6ème?

JJM : Peut-être.

BF : C'est ce que je te disais tout a l'heure lorsque je te disais qu'on avait perdu quelque chose avec l'avènement du disque au niveau de la musique live.

JJM : La musique live maintenant, quand tu vas voir un gros concert, ce n'est rien d'autre qu'un disque.

BF : Tout à fait. D'ailleurs, je trouve qu'une musique comme le blues dans un stade ça ne passe pas très bien... Déjà, il y a eu beaucoup de choses perdues depuis les origines mais c'est encore pire dans ce contexte là.

JJM : En même temps c'est aussi agréable d'aller a l'encontre de cela. Auparavant, j'ai fait beaucoup de choses dans des clubs, j'ai joué dans des groupes, j'ai accompagné des chanteurs. Mais ma première expérience d'artiste, avec mon nom sur l'affiche, dans une grande salle dans laquelle les gens viennent s'asseoir, c'était la première partie de Michel Jonasz.

BF : Là où je t'ai vu la première fois !

JJM : Peut être. Je me suis retrouvé catapulté dans cette histoire parce ce qu'on avait monté une maison de disque avec Jean-Yves D'Angelo et qu'on avait un disque, Explorer, qui avait eu une "victoire de la musique". Jean Yves jouait avec Jonasz. Et il m'a dit que ce serait bien de faire la première partie et il a réussi à me persuader ainsi que Michel Jonasz et le producteur. Donc, je me suis retrouvé un beau soir derrière le rideau du Zénith : 40 mètres d'ouverture. Je me suis dit que le public, 6200 personnes, était venu là pour voir Michel en payant plus de 200 francs la place. Je savais que j'allais leur prendre du temps et je me disais qu'ils allaient me mettre dehors ! Et puis en me préparant je me suis rappelé d'une phrase, de Bedos je crois, qui dit que moins on est connu, moins on dispose de temps pour accrocher le public. Et moi, j'étais très, très inconnu ! Donc je me suis dit qu'il fallait que je les surprenne suffisamment pour qu'ils me laissent un peu de temps que je puisse les accrocher. J'ai commencé tout seul en jouant le train à l'harmo. Personne ou presque ne connaissait ça sauf peut-être 3 ou 4 mecs qui ont entendu Sonny Terry. Et ça a marché ! Ca m'a laissé le temps d'introduire le spectacle, de faire venir Jean-Michel Kajdan et de jouer un petit blues que les gens ont "reconnu" : c'est de la world music, de Sumatra à Vancouver. Ce qui a fait qu'ils ne nous on pas viré, et même qu'on a été rappelé tous les soirs, ce qui est exceptionnel pour une première partie. C'était important de garder à l'esprit que le public pouvait nous mettre dehors à tout moment. En fait on était à poil... Tous les guitaristes avec qui j'ai joué dans ces conditions avaient un trac dingue. J'ai joué avec Basile Leroux en première partie d'Eddy à l'Olympia . Il ne s'était jamais retrouvé tout seul derrière le rideau. Et il s'est planté, lui qui ne se plante jamais...

BF : Ce qui m'avait bien plu, c'est le côté didactique allié a l'humour que tu avais amené. C'est un truc important sur scène d'une manière générale.

JJ Milteau (by Fred Courtois)JJM : J'ai osé être moi-même. Toujours la crédibilité : Il faut être toi-même et même un peu plus parce que tu projettes sur un public. Tu ne peux pas être trop introverti parce que le type du dixième rang ne va pas comprendre. C'est peut-être le problème d'un certain nombre de musiciens qui sont des gens d'une extrême délicatesse, qui font passer un truc à travers leur musique mais qui, par leur attitude, le choix des titres et le déroulement de la soirée ne permettent pas aux gens de rentrer dans leur monde. C'est tragique et extrêmement dommage. Ou on joue chez soi, ou on joue devant un public. Quand quelqu'un vient à ton concert ou achète ton disque c'est un privilège pour toi. Il faut le respecter et lui faire comprendre que tu l'aimes bien. Il faut partager quelque chose avec lui. Il faut qu'il ait l'impression de venir chez toi.
Finalement c'est le public qui est passionnant plus que le côté technologique de l'affaire. La technique est devenue tellement pointue que je me demande ce qu'on peut apporter de plus. Quand des gens me sollicitent, je leur explique deux ou trois trucs. Mais en fait moi je fais tout ça spontanément. La technique, c'est un outil, comme un tournevis. Il faut avoir quelque chose à visser. Cela ne sert que dans le sens d'une expression.

BF : Bien sûr, mais quand tu regardes ces trucs sur Internet tu ne vois que la technique parce que l'expression du mec ne peut pas y figurer... Mais il faut quand même acquérir une technique pour avoir le choix de son expression.

JJM : En même temps je suis très admiratif des qualités musicales des gens et de leur pugnacité à chercher des choses, et en même temps cela me fait presque peur...

BF : Cela ôte un charme.

JJM : En fait, moi dans le blues ce qui me branchait bien, c'était les trucs plutôt acoustiques presque folk blues. Prends Sonny Boy, Dieu sait qu'il y a de belles parties de guitare électrique derrière sur certains titres mais lui, il a un son...

Pour moi si on devait prendre 100 créateurs du XXème siècle, je crois que Sonny Boy le deuxième aurait sa place. Parce qu'il y a une force, une puissance d'évocation dans ce qu'il fait. 'Trust my babe', c'est très difficile à mon avis de trouver quelque chose d'équivalent à part peut-être "Ne me quitte pas" de Brel...

BF : Au niveau émotion tu veux dire?

JJM : Au niveau de cette émotion épidermique, de cette façon de jouer...

BF : ...qui fait dresser les cheveux sur la tête !

JJM : Quand je pense que Kim Wilson a osé le reprendre ! (Rires). Il le joue très bien d'ailleurs mais moi ça me ferait honte de le reprendre.

BF : Oui, c'est comme quelqu'un qui referait "Ne me quitte pas"

JJM :: Oui. Alors que tu fasses un arrangement reggae, pourquoi pas, mais reprendre dans le contexte... C'est tellement bizarre. En fait même si tu le refais mieux ce sera moins bien. C'est comme si un mec disait: "je vais repeindre la Joconde". C'est pas possible.

BF : C'est un peu un problème en général du blues aujourd'hui qui est une éternelle reprise de thèmes...

JJM : Mais soyons cruels, allons au bout : ça n'a pas de raison d'être le blues aujourd'hui. Et c'est justement pour ça que c'est bien. Parce que ça devient totalement accessoire ! Ca avait une raison d'être parce que les mecs ne savaient pas faire plus de trois accords, parce qu'ils n'avaient pas de pognon pour s'acheter des instruments ni aller à l'école de musique. Et puis surtout c'était une musique chantée. Ils exprimaient des choses en chantant. Maintenant notre devoir, notre mission si nous l'acceptons, c'est à nous, amateurs de blues, de reprendre cette tradition et d'utiliser ce fond qui existe pour en faire quelque chose de toujours émouvant. De toujours porteur. Mais actuel ; ça ne pourra pas exprimer la même chose : les problèmes d'un fermier du mississipi on va pas les raconter maintenant ... Ce que j'ai appris de cette musique, ce qu'elle m'a apporté, la joie, le plaisir, l'émotion, j'aimerais le transcender, utiliser tous ces éléments pour évoquer des sentiments intemporels. Parce qu'il y a des grandes leçons dans le blues : Le son, la grosseur du son, cette force de climat qu'a John Lee Hooker quand il marmonne, avec cette voix dont Musselwhite disait que quand t'es assis à côté de lui le dossier de ta chaise vibre !

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Christine de
Big Walter
(Extrait 10)


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Brel chanté
par JJM
(Extrait 11)


Cette qualité de son comme Walter Horton dans 'Christine' par exemple sur l'AFBF 65 : (Extrait 10) ce genre de truc c'est hallucinant. Une leçon de son. Une leçon de groove. Une leçon d'économie. Une capacité d'installer un climat qui n'est pas liée à une hyper connaissance, de la musique. C'est cette espèce de pont qu'il y a entre l'éducation tribale, la transmission orale, ces choses qui viennent presque naturellement par la fréquentation des gens. On a beaucoup de choses à apprendre de ça. La déformation c'est qu'on en a fait quelque chose de relativement technique et technologique, c'est à dire pour faire mieux il faut faire plus. En réalité, le génie c'est justement de faire moins. Ce qui est extraordinaire dans le blues c'est l'économie de moyens. Avec rien... deux notes, t'es transporté dans le delta. Et ça c'est quelque chose d'extraordinaire. On parlait de Brel tout à l'heure... (Extrait 11) Simplement ça et les gens pleurent comme des madeleines...

BF : Et lui avec...

JJM : Mais ça c'est le blues ! Trois fois rien : quelque mots de notre vocabulaire de tous les jours... Mais il y a cette puissance d'évocation, cette puissance de projeter une image qui est extraordinaire... Les problèmes qu'on peut avoir en tant qu'instrumentistes sont liés à une vision assez technologique de l'instrument, de la musique parce qu'on a les méthodes, les vidéos, Internet, et en fait ce qui nous manque c'est tout simplement du rêve, de la poésie... De pouvoir se dire, tiens, les gens je vais les amener là. J'ai envie de dire ça... D'une manière ou d'une autre mais bon...

Quand je fais une masterclasse, la première question que je pose après avoir écouté les gens, c'est : "Est-ce que vous êtes sûrs de bien vous faire comprendre ? " Il y en a qui me regardent avec un point d'interrogation sur la tête. Mais la vraie question elle est là : Quand tu joues, est-ce que les gens en face saisissent exactement ce que tu veux dire ? Pas dans le sens message, mais est-ce qu'ils ressentes que tu cherches à avoir un gros son, que tu cherches à groover, que tu cherches à exprimer tel truc par rapport à tel artiste dont tu t'es inspiré, que ta gonzesse est inquiète parce que tu n'es pas rentré, que t'as bu deux scotch... Est-ce que les gens ressentent ça

C'est totalement une question d'expression. Si on se cantonne à quelque chose d'éminemment technique, moi je suis un nain. Il vaut mieux que tu demandes à d'autres comment on fait les overblows, les altérations, etc. Même moi je vais en apprendre là et je serais très content d'ailleurs. Mais l'expression artistique n'est pas dans l'information.

C'est comme si tu disais : quelqu'un qui sait faire une prise de vue et un montage, sait faire un film... C'est pas vrai... Il faut une histoire et il faut savoir la raconter ! L'harmo c'est pareil : c'est pas ce que tu joues, c'est même pas comment tu le joues... C'est très dur à expliquer...

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Le Diatonique selon JJM
(Extrait 12)


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P'tit Blues
(Extrait 13)


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Instinctivement
(Extrait 14)

Ce qui me plait dans l'harmo c'est la plénitude du son d'un G par exemple... Ca ça me plaît : il n'y a que deux accords et j'ai une sensation d'être enveloppé dans quelque chose... (Extrait 12) pour moi c'est ça le diatonique. Il y a deux accords on se sert des deux accords. L'exemple est caricatural alors disons plutôt ça (Extrait 13).

Il y a des gens qui arrivent à en sortir des mélodies extraordinaires que je ressens très profondément. Instinctivement je vais jouer plutôt des trucs comme ça... (Extrait 14). Si tu ne joues pas sur les accords il vaut mieux qu'il y ait une rythmique ou que tu aies beaucoup d'imagination... Un mec comme Stevie va prendre l'harmo et jouer sans aucun accompagnement et t'entendra passer les accords...Il ne les joue pas mais tu les entend subconsciemment... Ca c'est fantastique . Et puis, il y a des trucs qui m'énervent : tel ou tel groove que je n'arrive pas à avoir... La musique irlandaise par exemple... Ca vient petit à petit mais il faut du temps...

BF : Alors, merci beaucoup pour ton temps...

JJM : Tu sais je pourrais te parler pendant des heures d'un truc qui me passionne !

BF : On en refera une dans quelque temps alors !


Cette interview a été réalisée le 18 Février à Paris. Les photos ont été prises par Fred Courtois le 14 Avril lors d'un concert de Jean-Jacques Milteau au Club Utopia à Paris. Toutes les photos sont © Fred Courtois.

Je tiens à remercier Laurent Vigouroux pour son aide précieuse dans la retranscription de l'interview. Sans lui ce travail herculéen n'eut sans doute jamais été fini...