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Lee Sankey

lee.jpg (2890 octets)J'ai entendu parler pour la première fois de Lee Sankey sur Internet, et je lui ai demandé de m'envoyer son premier album pour que Planet Harmonica puisse en faire une critique. Cela m'a permis d'entendre ses super compos et son approche originale. Du coup, on s'est retrouvés à Londres quelques semaines plus tard autour d'un cappucino pour faire une interview...

Planet Harmonica : Tu peux nous dire un peu d'où tu viens musicalement ? Où et quand tu as commencé à jouer de l'harmo ?

Lee Sankey : J'ai commencé assez tard, quand j'avais 18 ans. Avant ça, je n'aimais même pas la musique à l'école. Ni le classique, ni les trucs de ce genre. J'écoutais pas mal de hip-hop depuis que j'avais 14-15 ans, en 83 ça devait être, mais c'est tout. Et puis un jour, une de mes petites amies me dit "Viens écouter ce groupe que j'ai vu l'autre jour". C'était juste à côté d'ici à Soho sur Dean Street, et il y avait un harmo dans le groupe. Je suis rentré et j'ai été comme frappé par la foudre... Je savais que je voulais jouer de cet instrument. Le son m'avait pris à la gorge, et c'était le truc le plus cool que j'avais jamais entendu. Je me suis dit qu'il fallait que j'en joue. Je ne me suis même pas demandé si peut-être je n'y arriverais pas, ou que je serais nul. Le lendemain, je suis allé m'acheter un harmo, et ça a commencé comme ça. J'ai commencé à écouter du Sonny Boy Williamson, du Little Walter... Ma mère avait travaillé pour le label CBS dans les années 60 et elle avait une collection de vinyles impressionnante que jusque là j'avais complètement ignorée. On ne se dit jamais que sa mère peut écouter de la musique cool. Je ne me rappelle pas qu'elle ait jamais écouté aucun de ces disques, parce qu'entre temps elle était passé à d'autre trucs, mais tout y était : Charlie Parker, Sonny Rollins, Lightning Hopkins, Paul Butterfield... tout y était... Alors j'ai commencé à bosser comme ça.

PH : Tu bossais par toi-même ?

LS : Ouais, je me suis auto-formé. J'ai commencé à jouer dans un groupe au bout de trois mois ; ça m'est venu très naturellement. J'ai toujours eu beaucoup de confiance en moi, donc je pensais que je sonnais d'enfer. Je suis sûr maintenant que je jouais de la merde, mais je m'en foutais parce que ça me bottait tellement... L'harmonica est un instrument très spirituel, parce que quand tu aspires, la note est à l'intérieur de toi. Et pour moi c'est vraiment émouvant et passionnel en même temps. C'était comme une drogue. Je ne pouvais pas m'arrêter de jouer. Je séchais les cours pour bosser de six à huit heures par jour, et mon jeu s'est construit comme ça.

Ensuite, j'ai eu la chance de rencontrer Paul Lambn qui m'a vraiment beaucoup aidé. On se voyait souvent et il me montrait des trucs. On était vraiment très proches. Plus tard, j'ai commencé à développer mon propre style. On est toujours des super potes. Musicalement, il est beaucoup plus blues traditionnel ou west coast. C'est ça qu'il aime et c'est ça qu'il joue. Il n'est pas intéressé par la célébrité. Il fait son truc et il le fait bien, en s'éclatant. Musicalement, j'étais intéressé par d'autres choses.

PH: Du coup est-ce qu'on pourrait dire que tu avais certaines influences au niveau harmo et d'autres influences musicales venant des styles différents que tu écoutais ?

LS : Clairement, oui. Il n'y a pas à dire, Muddy Waters, Sonny Boy et Little Walter ont joué parmi les plus extraordinaires musiques qui aient jamais été jouées. Mais en temps que mec blanc né dans le Surrey, je ne sais rien de la récolte du coton, tu vois... Alors si je veux être un musicien de blues, je dois exprimer ça de ma propre manière. En plus, je ne veux pas être limité par un genre. Il y a plein de super musiques. Quand j'entends Public Enemy, Joshua Redmond, Michael Brecker, Portishead, Cassandra Wilson, Dave Holland, D’Angelo, tout ça c'est des inspirations… Pourquoi dire que parce que ça n'est pas "One-legged Blind-Boy Jefferson", ça n'est pas du blues ? C'est débile. En tout cas, pour moi ça veut rien dire, et je pense que c'est un des gros problèmes de la scène blues aujourd'hui. Je sais pas comment c'est en France ou ailleurs, mais ici, ce qui cloche c'est que l'emphase est mise sur la réinterprétation et pas sur la création de nouvelles idées. Tu sais, tous ces bluesmen célèbres, les Muddy Waters, les Buddy Guys et les Junior Wells, ils étaient innovants à leur époque. Ce qu'ils faisaient était neuf. S'ils étaient encore ici aujourd'hui, ils continueraient à faire leur propre truc, et c'est ça que je veux faire : mon propre truc. J'ai appris beaucoup d'eux, je respecte complètement ce qu'ils ont fait, ce sont des légendes pour moi et leur musique ne vieillit pas. Mais je veux exprimer mon propre truc. Bien sûr, ma musique est influencée, et j'aime aussi jouer du shuffle et je m'éclate, mais pourquoi se limiter à ça ?

C'est ce que j'ai essayé de faire avec mon premier album. Je ne voulais pas faire un disque de shuffle. Des shuffles, il y en a quelques uns, il y a des trucs traditionnels, je ne veux pas non plus aller trop loin trop vite. Et puis j'aime les trucs traditionnels. Mais pourquoi enregistrer un album que je possède déjà ? Il y a tellement de groupes qui se contentent d'enregistrer des albums qu'ils ont chez eux...

PH: Ils répliquent ce qu'ils ont entendu...

LS : C'est OK de faire des reprises si tu ajoutes quelque chose ou que tu le fais partir dans une nouvelle direction. Mais le monde n'a pas besoin d'un nouveau Stevie Ray Vaughan. Cela a déjà été fait. Il y aura d'autres grands guitaristes de blues, mais de la même manière que Stevie Ray Vaughan a pris des choses à Hendrix et Albert King et les a poussées dans une nouvelle direction, quelqu'un prendra quelque chose à Stevie pour le pousser en avant. En ce qui concerne le blues, à mon avis, la vraie évolution, elle est dans les paroles, pas dans la musique. Les musiciens de blues doivent retourner à la feuille et au stylo et essayer d'exprimer des émotions plutôt que de reproduire des riffs de Little Walter. Pour moi, l'important c'est la chanson et l'écriture.

PH : Je suis plus que d'accord avec ça !

LS : C'est comme ça que le blues avancera : il y a tellement de trucs qui sortent où les paroles sont froides. Il n'y a aucun feeling là-dedans...

PH: En général ils écrivent un truc qui rime vaguement pour que ça ait l'air d'un vieux blues. Mais c'est sans saveur. Il n'y a pas de contenu...

LS : Il n'y a pas de concept. Mais tu sais c'est dur d'écrire quelque chose de différent : tu te retrouves coincé entre deux camps : t'es pas assez innovant pour passer pour du jazz-fusion ou du hip-hop pur et dur, donc ces mecs là ne veulent pas de toi, et t'es trop différent du blues traditionnel et du coup ceux-là te descendent. T'es coincé au milieu. Les blueseux te disent "c'est beaucoup trop radical", et les autres "c'est pas assez radical"... Moi, j'essaie d'ignorer tout ça et de faire un bon disque. Et quand je joue live, m'assurer que c'est un super set, que ça vient du cœur. Et ça marche. On fait un truc par ici qui s'appelle le Blue-Bop Shop. C'est une soirée en club, où on a des DJs hip-hop, des DJs Drum-n-Bass DJs et mon groupe qui joue du blues et des compos. Dans le set on met toujours au moins un slow blues et un shuffle en 12 mesures classique. Je te jure que tous les mecs en bonnets et bottes Adidas se démènent sur la piste et adorent ça ! Mais si tu fais ça toute la soirée, il n'y a plus de variété et ils s'emmerdent... Pour moi c'est ce mélange qui fait avancer les choses.

PH : Je dois t'avouer qu'en lisant le livret du CD, je m'attendais à quelque chose de plus radical. Les commentaires sont écrits de telle manière qu'on a l'impression que tu es le révolutionnaire du blues... Mais apparemment Darren (l'agent de Lee) me dit que vous avez volontairement laissé de côté plusieurs morceaux plus hip-hop histoire d'amener ton truc plus graduellement et de garder une connexion claire avec du blues. Dans ton esprit, quand est-ce que ça cesse d'être du blues ?

LS : Jamais ! c'est une question de perception. Bien sûr, j'aimerais pouvoir dire que je men tape de ce que tout le monde pense, mais si tu veux vivre de ta musique, il faut quand même que les gens respectent ce que tu fais et l'achètent... Alors même si je fais ma musique pour moi avant tout, et que je ne change rien pour faire plaisir à qui que ce soit, si j'ai une série de morceaux (et pour cet album j'en avait largement trop pour un seul album) j'ai intérêt à les sélectionner intelligemment. En tant que musicien, on évolue et on change constamment. Depuis que j'ai fait cet album j'ai déjà beaucoup changé musicalement. Mais pour moi, même si ma musique est une fusion de beaucoup de genres, le feeling prédominant reste celui du blues. Le Blues, c'est un concept très ouvert, un mot très vague, alors j'essaie d'oublier l'association du blues avec "I woke up this morning", le noir qui chante sa complainte. Pour moi, ça c'est du blues, évidemment, mais pas forcément le seul blues.

Au bout du compte, la seule chose qui importe c'est ce que les gens en pensent. C'est eux qui vont en parler et critiquer. D'une certaine manière, ce que l'artiste lui-même pense n'a pas beaucoup d'importance. Il fait son truc, elle fait son truc, c'est diffusé, et les gens réagissent. Pour moi, tout ce que je fais est du blues.

PH : En parlant de critiques, tu as eu des très bonnes critiques dans la presse blues anglaise. Je crois que l'album a été numéro 1 des ventes blues chez HMV (équivalent anglais de la FNAC) ?

LS : Oui, j'ai eu plusieurs "numéros 1". Numéro 1 dans Juke Blues magazine, numéro 1 des charts nationaux de blues de Tower Records, numéro 1 des ventes blues au Virgin d'Oxford Street juste au coin. C'est eux qui vendent 80% du blues en ce moment...

PH: Plutôt cool pour un premier album, non .

LS : Ça c'est vraiment bien vendu. Quand il est sorti, au début, l'album ne restait pas trois secondes sur les points d'écoute. C'est vraiment chouette pour l'harmo aussi ! en plus, j'ai eu deux super critiques aux US, dans Blues Review et dans le San Francisco Times...

PH: L'album est distribué aux US maintenant ?

LS : Non, parce que j'essaie de le faire moi-même. Tu vois, le problème c'est que la plupart des labels de blues n'ont aucune idée de ce qu'ils font. Ils sont complètement déconnectés du public. La manière dont ils packagent les albums, la manière dont ils les commercialisent... C'est tellement petit-bourgeois, on dirait qu'ils sont tous restés coincés dans les années 50 ou 60... C'est de la merde ! je peux me débrouiller mieux tout seul en termes de graphismes, de couverture, de livret et de marketing. En plus, personne ne prête autant d'attention à ta musique que toi-même. A mon sens, un des seuls labels qui aie vraiment une manière intelligente d'aborder le blues c'est Rykodisc…

Bref, j'avais eu des touches avec Sony et Island Records quand j'ai commencé à tourner, mais c'est tombé à l'eau. J'entendais les trucs qu'ils disaient : c'est trop bluesy, fais ci, fais pas ça... Ce disque, c'est le disque que je voulais faire, du coup, je l'ai fait moi-même. J'ai pas rechigné à la dépense, l'ingénieur du son c'était Phil Brown, le mec qui a fait "Stairway to Heaven", bossé avec les Stones et filé un coup de main pour "Electric Ladyland". On a enregistré dans un super studio qui s'appelle Protocol à Londres, où plein de bons albums de blues se sont faits, et on a mixé ça au studio d'Eurythmics, the Church. C'est pas un album enregistré comme l'habituel CD de groupe de blues 12 mesures qui écume les bars. On l'a fait comme une major l'aurait fait.

Je suis très fier du résultat. Bien sûr, ça ne sort jamais à 100% comme tu l'espères, mais considérant où j'en étais musicalement à l'époque, je trouve que c'est vraiment un chouette album, et je suis content de ce que ça a donné. 

Bref, les critiques ont vraiment été super. Je crois que j'ai eu deux mauvaises critiques, par des mecs qui sont complètement dans ce trip traditionaliste. Ça les intéresse pas ce genre de trucs, donc je men tape un peu. Ils ont droit à leur opinion.

Mais malgré ça, c'est dur : maintenant l'album est distribué en Scandinavie, mais je n'ai pas de distributeur en France par exemple. J'adorerais le faire distribuer en France, et en Allemagne et aux US aussi. Mais comme je veux le faire sur mon propre label, ça prend du temps. Je le ferais peut-être distribuer indirectement aux US en raison de la quantité de fric qu'il faut pour le faire soi-même là-bas...

PH: Et la distribution électronique, Internet, etc., tu y penses ?

LS : J'ai mon propre site web, http://www.leesankey.com/, et les gens peuvent l'acheter là. C'est une première étape. C'est tellement nouveau la distribution par Internet que j'hésite... Je crois que très rapidement les magasins sur Internet deviennent exactement comme des magasins normaux. Les magasins sont surchargés : quand tu rentres dans un magasin de disques, tu croules sous le choix d'artistes. C'est très dur de se distinguer du reste. Je crois qu'Internet est en train de devenir pareil : Il y a tellement de choix que trouver un truc qui te plaise devient de plus en plus dur. Amazon et les autres sont en train de devenir exactement comme les magasins normaux... Bref, j'ai pas encore décidé de ce que je voulais faire. Je crois que la technologie a beaucoup à proposer, mais il faut le faire de la bonne manière.

PH : Je vois. Sur un autre sujet, un des trucs qui m'a beaucoup plu sur l'album, c'est que les chansons semblent réellement avoir été écrites. Pas gribouillées en trois minutes mais réfléchies, posées. Comment écris-tu ? Est-ce que tu commences par les paroles ou est-ce que tu as d'abord des mélodies en tête ?

LS : c'est différent pour chaque chanson. Je ne crois pas qu'il y ait une "recette", sauf peut-être dans la pop qui semble bien pour une formule. Écrire, c'est quelque chose de très personnel, et je suis heureux que tu me dises ça de ma musique. Tout ce dont je parle c'est du vécu, des choses qui me sont arrivées, ou qui m'ont été racontées.

Je ne m'assieds jamais en me disant "Tiens, je vais écrire une chanson" Parfois j'ai une mélodie dans la tête, parfois plutôt des bribes de texte ; chaque naissance est différente. Il y a sans doute des gens qui ont une méthode, mais moi, je ne peux pas le forcer. Du coup chaque chanson est très différente de la précédente. Je pense qu'on peut dire que toutes commencent avec une idée. Tu vois un truc dans la rue, ou il t'arrive quelque chose...

PH: et tu te dis "Ça pourrait faire une super chanson"...

LS : ouais Ou tu dis une phrase et tu commences à la répéter. Le texte, pour moi, c'est ce qu'il y a de plus important. Je rentre de plus en plus dans une sorte de poésie blues. C'est ça que j'aime dans le rap, aussi. Ça vient de la rue, c'est vrai. Ça reflète la violence et la drogue de leur culture. Une chanson doit venir de l'expérience pour être vraie.

PH: Il y a un autre truc dont je voulais te parler : il n'y a pas beaucoup d'instrumentistes, à défaut d'un meilleur mot, qui ont le courage d'employer un vrai chanteur. Un des trucs qui m'agace vraiment avec les musiciens de blues, c'est qu'ils sont parfois d'excellent instrumentistes, mais qu'ils ne savent pas chanter. Mais ils insistent quand même pour prendre le chant. Ce ne sont pas des chanteurs, juste des gens qui chantent, si tu vois ce que je veux dire. Je trouve que tu as vraiment fait un super truc en embauchant un chanteur, parce qu'il a une voix d'enfer, et qu'il fait briller les textes.

LS : je pense que ton commentaire est assez juste. Beaucoup de ce qu'on entend en matière de blues est sans âme. Comme je le disais tout à l'heure, le texte pour moi c'est l'essentiel. Une chanson sur l'album qui représente bien ce souci est "Only my Baby". J'adore vraiment le texte de cette chanson. Je ne pourrais pas lui rendre justice en la chantant moi-même. Et le reste du groupe est tellement bon, que je crois que c'est important que le texte soit bien chanté. Les gens qui vont lire cette interview sur Planet Harmonica sont vraiment branchés harmo. Du coup ils écoutent un morceau différemment. Mais la plupart des gens, lorsqu'ils écoutent un disque, n'entendent même pas l'harmo, les solos de guitare, la basse... Du coup, les paroles sont vraiment importantes. Pourquoi les chanter mal ? Pour moi, c'est un peu con. Et puis je ne chante pas bien. Je chante juste assez bien pour chanter la mélodie au chanteur et le laisser faire son boulot (Rires...).

PH: c'est pas trop dur d'un point de vue ego ? Beacoup de gens s'attendent à ce que le chanteur soit le leader dans un groupe. C'est généralement lui qui parle au public, qui est le plus ouvert et scénique...

LS : C'est dur, c'est vrai. J'ai eu beaucoup de chance avec les chanteurs avec qui j'ai bossé. Et David a vraiment un talent fou, il aura sûrement une carrière solo à l'avenir. Mais encore une fois, c'est une question de perception. Cela ne me dérange pas trop. Je ne chante pas bien, donc j'ai un chanteur. Si les gens pensent que c'est son groupe, c'est leur perception. Mais c'est mon groupe : j'écris les textes, la musique, les arrangements, je fais la tchatche sur scène, les introductions, j'explique les chansons. David ne fait pas tout ça. Et puis dans tous les cas, on saute tous partout sur scène !

Je vais te dire ce qui est pire : c'est le guitariste ou l'harmoniciste qui chante un ou deux couplets, et une fois que cette corvée est passée, il peut jouer son solo pendant cinq minutes. Je pense que c'est pire, parce que c'est une formule répétitive, à chaque chanson...

PH : Et ça implique que les paroles sont creuses, juste du remplissage...

LS : Tout à fait ! Pour moi c'est pire que de ne pas pouvoir chanter et de prendre un chanteur. Je joue beaucoup de gratte sur scène, et de l'harmo. Mais j'attends le bon moment. Je sors du bois juste quand c'est nécessaire. Du coup ça a plus d'impact, plus de relief. Et honnêtement, j'ai beau rester dans le décor parfois, les gens savent que c'est mon groupe. S'ils viennent au concerts et qu'ils s'éclatent, ils se souviendront du nom du groupe et ils s'intéresseront à ce qu'on fait. Ça me va ! Il y a des gens qui ne remarquent pas l'harmonica. Il y a des gens qui me disent "Bravo, le guitariste !". L'expérience de chacun est différente.

Je pense que je parlerais peut-être sur mes prochaines disques, cela dit...

PH: Du rap ?

LS : Plutôt de la poésie....

PH: Quels sont tes projets ?

LS : A l'heure actuelle, je travaille avec des producteurs hip-hop et drum 'n' bass à Londres. Je vais peut-être aussi faire un album plus classique, acoustique, mais avec des compos, avec un mec qui s'appelle Ian Siegle. Dans tous les cas mon prochain album et celui encore d'après sont plus ou moins écrits et terminés. Mais il me faut quelque chose comme vingt mille livres pour en faire un correctement, et c'est ça que je veux faire. Je veux aussi tourner, et c'est ça que j'essaie de faire en ce moment.

PH : On peut parler un peu de ton jeu d'harmo ?

LS : Bien sûr !

PH : Un truc qui m'a marqué, c'est que tu sonnes plus gonflé au diatonique qu'au chromatique. J'ai le sentiment que tu gardes le chromatique pour les morceaux plus jazzy, avec un son un peu tootsien coulant, alors que tu utilises le diato sur les trucs funky et un peu plus aventureux. Comment ça s'articule ?

LS : J'adore les deux. Mais je sais qu'au chromatique, j'ai encore beaucoup de boulot. Je joue mieux que beaucoup de gens, et je pense que ma force c'est que je joue de la guitare, que j'écris, que je produis, et que je joue bien de l'harmo. Il y a peu de gens qui peuvent faire tout ça. Fut un temps, je voulais devenir le meilleur joueur d'harmo du monde. Peut-être que j'y reviendrais. J'ai envie d'être connu comme un bon harmoniciste. Et je pense que mon son et mes phrasés me donnent la possibilité de le faire. Mais le chromatique, c'est l'œuvre d'une vie ! C'est un animal difficile à maîtriser. Tu ne peux pas te jeter dessus et lui tirer les tripes comme au diatonique. Il faut être plus doux pour l'apprivoiser...

PH: Peut-être plus systématique aussi ?

LS : Ouais, les gammes, tout ça… Récemment, j'ai beaucoup travaillé mes textes et l'écriture, donc l'harmo et la guitare progressent moins. Je joue toujours de deux à trois heures par jour, mais à une époque, c'était huit à dix ! Donc je bosse pas mal encore, et je pense que je suis un des meilleurs joueurs de chromatique en Angleterre. J'ai fait des concerts partout en Europe, et j'ai un bon son. Un gros son. Je peux assurer mon William Clarke.

Mais jouer comme Toots... C'est un dieu ! Une légende. Il faut se consacrer à ça uniquement à ça, comme Stevie Wonder au début. Je pense que mon style évoluera avec le temps.

La plupart des joueurs de chromatique blues n'utilisent que la première position. Moi, j'essaie de me servir de l'instrument chromatiquement, jouer en majeur, pas seulement en mineur. Je travaille pas mal le jeu en Do aussi. J'aime beaucoup ça. Au niveau du diatonique, je me concentre sur la seconde position, parce que les possibilités sont infinies. J'aime beaucoup la première position aussi, et je m'aventure en quatrième ou cinquième, mais plutôt sur huit mesures pour suivre une modulation, tu vois, plutôt que sur tout un morceau. Histoire de changer de sonorité. J'aime bien les modulations aussi. Ça sonne jazzy. Voilà grosso modo ce que je travaille. Tous les mecs comme Howard Levy jouent dans des positions étranges, et techniquement, c'est impressionnant. Mais je ne trouve pas que ça sonne toujours très bien... C'est plus une prouesse technique que quelque chose de musicalement valable. Howard est peut-être un mauvais exemple, c'est vraiment un musicien superbe. Mais pas mal de mecs sont plus axés sur les aspects techniques de l'instrument que sur le feeling. Pour moi, le son c'est ce qu'il y a de plus important dans le jeu d'harmo, par exemple.

PH : Je vois ça un peu différemment. Je pense qu'il y a certains joueurs qui l'intègrent techniquement plutôt que musicalement. Mais d'autres jouent des trucs superbes. Il y a des mecs en France qui jouent des trucs jazzy, voire du be-bop au diatonique, et ça sonne d'enfer !

LS : On a personne comme ça ici ! J'aimerais bien entendre ça ! Tu sais, on bosse dans son pays, et on ne sait pas ce qui se fait ailleurs. J'ai du mal à croire qu'on puisse swinguer et rentrer dedans en utilisant des overblows. Je suis capable de jouer des overblows ici ou là, mais je trouve que tu peux pas attaquer un overblow en 6 comme tu attaques un 3 altéré pour avoir la note bleue. Tu me diras, vu la manière dont les harmos sont faits aujourd'hui... On ne trouve plus de bons harmos et on est forcé de les ajuster soi-même tout le temps...

PH : Tu joues des harmos standards ou tu les fais customiser ?

LS : J'adorerais jouer des Filiskos, mais la liste d'attente est tellement longue... Je suis sponsorisé par Hohner, donc j'ai tous mes harmos gratuitement, et au bout du compte, vu ce que je joue, un bon Marine Band Handmade c'est l'idéal... Tu peux les bidouiller un peu toi même pour ajuster l'écart des lamelles, et quand ils sont bon ce sont des super harmos. Mais à un moment il y a quelques années la qualité était tellement nulle qu'ils étaient injouables. Ça va un peu mieux, je crois qu'ils ont recommencé à utiliser l'alliage qu'ils utilisaient précédemment pour les lamelles. Les derniers que j'ai reçu étaient vraiment biens. Je joue essentiellement des harmos standards.

J'ai un gars qui me les bidouille un peu quand même, parce que j'ai besoin qu'ils soient en condition optimale. Je m'adresse à  Bill Stewart ou Tony Danaeker pour ça. Si une lamelle se désaccorde, je la réaccorde. Mais je suis pas un techos de l'harmo. La vie est trop courte ! Je préfère passer mon temps à bosser l'harmo. C'est pareil avec les accordages : si ta vocation est de devenir un harmoniciste superbe, il y a plein de trucs à faire et à apprendre pour toute une vie. Mais pour moi une bonne partie de cet effort ne produit pas de belle musique !

Ça revient à ce que je disais tout à l'heure sur l'importance de l'émotion, du phrasé et du son. Je me fous du niveau technique de quelque chose si ça sonne pas. C'est vrai en particulier de tous ces mecs qui essaient de jouer à un million de kilomètres heure. C'est époustouflant techniquement, j'adorerais savoir le faire, mais par moments on a l'impression qu'ils étranglent un chat. Je préfère entendre BB King que Steve Vai ! B.B. King ne peut rien jouer de ce que joue Steve Vai, mais il suffit qu'il joue deux notes et ça sonne. Je peux jouer assez vite, mais pas comme ces mecs là. Ça m'intéresse pas franchement d'ailleurs.  Les seuls joueurs qui savent s'y prendre sont Sugar Blue et John Popper, mais c'est quand même pas mon truc. Je préfère l'approche de Kim Wilson ou William Clarke. Blues Traveler c'est cool, j'ai beaucoup de respect pour eux musicalement, parce qu'ils écrivent des bonnes chansons, mais l'harmo, ça le fait pas pour moi. Je sais que beaucoup de gens adorent, mais pour moi c'est trop technique.

A certain point, comme dans le jazz, ça devient plus technique que musical, et il n'y a plus que des fanatiques à qui ça plaît. Ça ne m'intéresse pas. Bref, il y a beaucoup de trucs qui sortent, beaucoup d'harmonicistes, des bons et des mauvais. Ça m'intéresse toujours d'entendre des mecs nouveaux qui jouent des trucs nouveaux. Mais pour le moment j'en ai pas entendu qui faisant sonner ça...

Quand je joue sur scène, je joue un morceau au chromatique, ensuite de la guitare, de nouveau du chromatique, puis du diatonique. Je change constamment, donc je n'ai pas le temps de me chauffer. C'est là-dessus que je veux travailler maintenant. Parce que quand tu prends ton chromatique, ou que tu passes du chromatique au diatonique, il faut ajuster ta façon de penser. Quand tu carbures bien au diato, finalement, ça va au-delà de l'instrument : tu dois pas penser, ça doit venir tout seul. Et de faire ça ensuite au chromatique et à la guitare, c'est très difficile. C'est ça que je travaille en ce moment, de devenir un bon musicien, tous instruments confondus. Je veux être reconnu comme un bon musicien, un mec qui écrit des bonnes chansons et même pourquoi pas un bon harmoniciste ? Je ne sais pas trop...

PH : On peut s'attendre à une nouvelle sortie... Quand alors ?

LS : Ça n'est qu'une question d'argent. Je pourrais aller l'enregistrer demain, j'ai un super groupe, je sais ce que je veux faire, quels morceaux etc. J'espère pouvoir le faire d'ici fin 2000. J'espère aller tourner en Scandinavie et en Allemagne aussi. Je viens de passer deux mois en Australie aussi, et c'était génial. J'ai joué dans quelques clubs là-bas et ils ont adoré, donc j'espère me refaire l'Australie aussi. Donc je pense qu'en 2001 le nouvel album sortira. Je pourrais le faire plus tôt mais pas par moi-même, et je n'ai pas envie de céder les droits à un label pour le moment.

Par contre, j'ai un EP 5 titres qui sort bientôt. Il sera en vente dans les principaux magasins de Londres. Ça s'appelle "She’s not alone" et il y aura deux nouveau morceaux studio et 3 morceaux live dont deux nouveaux.

PH : Lee, merci pour ton temps. j'espère que tout ça va continuer sur sa lancée. En tous cas, j'attends impatiemment la prochaine sortie. On se revoit à ce moment là ?

LS : Quand tu veux !


Cette interview a été réalisée à Londres en Mars 2000.

Merci beaucoup à Niall Tracey de l'avoir retranscrite.